L’espace domestique et le genre. Analyse de la Maison Schindler

Rudolph M. Schindler, Plan du rez-de-chaussé de la Maison Schindler, incluant les jardins, 1922, médium et taille non-spécifiés, MAK Center for Art and Architecture, courtoisie de Mme Richard Neuta et des « Friends of the Schindler House ». En ligne. Consulté le 09 février 2020.

Le travail de Rudolph Michael Schindler (1887-1953), composé en grande majorité de maisons privées bâties dans la région de Los Angeles, se prête parfaitement au jeu d’une analyse de cas sur la domesticité en architecture. Plus particulièrement, un des aspects du plan de sa célèbre Schindler House sera au cœur de l’élaboration d’une réflexion sociologique quant aux rôles de l’espace habité et de celles et ceux qui y vivent. Pour se faire, l’ouvrage The Grand Domestic Revolution de la célèbre Dolores Hayden, théoricienne de l’architecture féministe, servira de base théorique.

D’origine autrichienne, Rudolph Schindler débute ses études sous la tutelle d’Adolf Loos – architecte et figure de proue du mouvement moderne en Autriche, avec qui son élève partage le désir de lutter, par l’architecture, contre l’aliénation sociale et la solitude causées par la vie urbaine (Steele, 1999, p.13). Quelques années plus tard, Schindler émigre aux États-Unis et poursuit son apprentissage auprès de Frank Lloyd Wright – lui aussi architecte et concepteur des célèbres Prairie Houses américaines (Steele, 1999, p.7). Les styles respectifs de ses deux mentors et une multitude d’influences extérieures, allant de l’architecture domestique japonaise à un récent voyage au parc national de Yosemite, mèneront à l’élaboration et à la construction de la Schindler House entre 1921 et 1922 (Ibid., p.15). Aussi connue sous le nom de Kings Road House, elle sera le lieu de résidence de l’architecte jusqu’à sa mort en 1953 et reste, encore aujourd’hui, l’une de ses plus célèbres constructions.

The United States Library of Congress, Perspective isométrique de la maison Schindler, s.d., médium et taille non-spécifiés, Arch Daily. En ligne. Consulté le 14 février 2020.

Le dessin de la Maison Schindler ici analysé est un plan de sol qui prend en compte autant l’espace intérieur, en gris, que l’espace extérieur. S’il est possible de reconnaître le support papier du dessin, le ou les médias utilisés ne sont malheureusement pas identifiés. Il est néanmoins possible de noter le travail de la main par le coloris de l’intérieur et par les lignes courbes utilisées pour transcrire les arbres du terrain sur le plan. Les murs porteurs de la maison, dont il sera question plus bas, sont marqués par un trait épais qui annonce leur volume imposant. Tous les espaces du lot ont été identifiés par l’architecte, permettant ainsi une lecture très facile du dessin. Quatre espaces sont toutefois indiqués par des sigles. Ces derniers correspondent aux initiales des quatre adultes de la maison : Rudolph Schindler (R.M.S.), Pauline Gibling Schindler (S.P.G.), Marian D. Chace (M.D.C.) et Clyde D. Chace (C.D.C.).

Sur le plan organisationnel, la Schindler House est composé de trois ailes en « L », dont une commune et deux réservées à chacun des deux couples résidant sur le lot – qui, en 1922, consistent des couples Schindler et Chace (Ibid., p.21). Chacune de ces deux ailes dites ‘de couple’ est composée de deux studios – un par adulte afin de permettre à l’expression créative de chacun-e – en plus des espaces partagés: un hall d’entrée, un espace de rangement, une salle de bain et un grand patio extérieur adjacent aux deux studios précédemment mentionnés. La troisième aile est, quant à elle, mise à la disposition de tous-tes. On y retrouve une petite cuisine commune, une chambre d’invité-es, une salle de bain et un garage. Comme il est possible de constater avec l’image ci-dessous, afin de permettre un peu de privacité entre les deux couples, chaque aile possède son entrée privée et est soutenue par un mur porteur en béton sans fenêtre qui bloque la vue vers l’extérieur, mais qui tourne le regard vers le patio partagé et les jardins aménagés.

Vue du patio et des jardins partagés à l’origine par le couple Schindler (détail). s.d., photographie numérique, MAK Center for Art and Architecture. En ligne. Consulté le 25 février 2020.

La seule pièce partagée par tous-tes, centrale au plan, est la cuisine. Elle est aussi l’aspect le plus frappant du plan de l’architecte et est à la base de cette analyse. Sur le plan de Schindler, il est possible de remarquer sa petitesse par rapport aux autres espaces du lot, mais aussi son emplacement particulier; il n’est en effet possible d’accéder à la cuisine que depuis les studios personnels des femmes, alors Pauline Gibling Schindler et Marion D. Chace. Cette disposition particulière de l’espace est d’abord voulue par Schindler qui conçoit sa maison comme un cooperative dwelling – soit une unité d’habitation favorisant la coopération et le travail équitable – et qui souhaite alléger le travail des femmes de la maison en leur « permettant de partager le labeur de la cuisine » (Shein, 2001, p.111).

Cuisine de la maison Schindler, s.d., photographie numérique, James Colin Campbell. En ligne. Consulté le 25 février 2020.

Si cette idée de l’organisation des espaces est très progressiste pour l’époque, elle est aujourd’hui fortement révélatrice des relations existantes entre le rôle d’une pièce donnée et l’histoire des enjeux de pouvoir entre les hommes et les femmes. Cette problématique est expliquée par Daphne Spain dans son ouvrage Gendered Spaces comme étant « [the segregation] that reduces women’s access to knowledge and thereby reinforce women’s lower status relative to men’s » (1992, p.3). Dans une société industrielle comme les États-Unis au début du 20e siècle, la ségrégation des espaces serait d’abord moulée par les besoins d’une société capitaliste, mais aussi par l’influence de la société britannique du siècle précédent (Ibid., p.107). En effet, dans un désir de retour à l’ordre sociétal d’autrefois, l’habitat domestique bourgeois britannique aurait été drastiquement repensé tout au long du 19e siècle; et les pièces des maisons des classes supérieures étaient ainsi conçues pour convenir à l’heure d’occupation, à la classe sociale et au genre qui y étaient destinés (Ibid., p.112-113). Dans cette logique, la cigar room et le boudoir étaient réservés au soir et respectivement aux hommes et aux femmes, alors que les cuisines étaient désignées à l’occupation des femmes de la classe ouvrière (Ibid.). Cette conception spécifique de l’espace habité est restée dans les mentalités jusqu’à l’époque de la construction de la Kings Road House. Sans domestique, les espaces associés au service sont alors rattachés aux femmes de la maison (Weisman, 2000, p.1). Cependant, ce n’est pas la taille de la cuisine ou la volonté de partager les tâches qui est, dans le cas de la maison Schindler, à critiquer, mais bien l’organisation spatiale derrière le parcours pour s’y rendre. En effet, afin d’accéder à la cuisine, il est nécessaire pour les hommes de pénétrer à l’intérieur des studios de leur femme, alors que cet espace est, à la base, pensé par Schindler comme un lieu ‘privé’ (Hayden, 1981, p.249). Cet aspect témoigne des inconsistances du plan de Schindler au niveau de la conception architecturale – car aucun lieu ‘privé’ ne devrait servir de lieu de passage vers un autre lieu aussi essentiel qu’une cuisine – mais aussi sur le plan sociologique (Ibid., p.250). Comme expliqué par Hayden dans The Grand Domestic Revolution, un cooperative dwelling fonctionnel ne devrait pas établir une distinction entre les hommes et les femmes par l’invasion forcée de leur espace personnel (Ibid.).

Vue du studio de Pauline Gibling Schindler depuis la cuisine commune, s.d., photographie numérique, Flavin Architects. En ligne. Consulté le 26 février 2020.

Malgré sa critique féministe, Hayden reconnaît tout de même la maison Schindler comme un élément important de la révolution stylistique et sociale du mouvement moderne en architecture. En effet, tout au long de sa carrière, Schindler conserve dans son travail plusieurs caractéristiques de sa demeure personnelle : l’union de l’intérieur et de l’extérieur, la material honesty ­– une influence de l’Arts and Crafts qui a pour but de laisser transparaître la vraie nature des matériaux utilisés, le plan rythmé et le mur porteur – tous deux hérités d’Adolf Loos. Cette dernière caractéristique sera d’ailleurs fortement critiquée par l’architecte moderniste Richard Neuta, fervent d’une ossature en acier plus contemporaine, mais qui, bien ironiquement, vivra près de cinq ans dans la Kings Road House (Steele, 1999, p. 47-49). Cela dit, et malgré les nombreuses autres critiques adressées à Schindler de son vivant, il est possible d’affirmer avec le recul que c’est justement l’éclectisme synthétisé de la maison Schindler qui permet son inscription dans une mouvance moderne du style international (Ibid., p.53). La critique féministe d’un de ses aspects n’est donc pas pour nuire à la reconnaissance de sa valeur historique, mais pour comprendre le contexte sociologique derrière les célèbres constructions, dont la Schindler House fait partie, qui ont marqué l’histoire de l’architecture.

Bibliographie sélective

HAYDEN, Dolores, The Grand Domestic Revolution : A History of Feminist Designs for American Homes, Neighborhood and Cities, Cambridge (Massachusetts), The MIT Press, 1981, 367 pages.

SHEIN, Judith, R.M. Schindler, Londres, Phaidon, 2001, 303 pages.

SPAIN, Daphne, Gendered Spaces, Chapel Hill et Londres, The University of North Carolina Press, 1992, 294 pages.

STEELE, James, R.M. Schindler, Köln, Taschen, 1999, 180 pages.

WEISMAN, Leslie K., « Prologue », Gender Space Architecture, Londres, Routhledge, 2000, p. 1-5.

2 thoughts on “L’espace domestique et le genre. Analyse de la Maison Schindler

  1. Christina Contandriopoulos

    Je vous félicite pour votre remise préliminaire. Votre texte est bien écrit, vous introduisez une problématique claire sur la domesticité genrée dans la conception de la maison Schindler et vous avez une bonne connaissance de la littérature existante sur le sujet. Afin de compléter votre travail vous pourriez approfondir votre analyse du plan (facture graphique, matérialité, type de dessin, média, médium). J’aurais souhaité par exemple que vous expliquiez à quoi correspondent les acronymes come SPG ADC qui correspondent d’après vos explications aux ateliers des deux femmes artistes.

    1. Bergeron-Cote Sarah Post author

      Merci pour votre commentaire pertinent. J’ai pris en compte vos propositions et en plus de quelques modifications apportées à l’ensemble du texte, j’ai aussi ajouté un paragraphe détaillant de manière plus exhaustive le dessin d’architecture de Schindler.

Répondre à Bergeron-Cote Sarah Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *