L’architecture moderniste est souvent associée au fonctionnalisme, aux lignes simples et à un décor épuré et minimal. Pourtant, l’architecture moderniste catalane, bien que partageant le même nom, ne pourrait être plus éloignée, stylistiquement parlant, du mouvement architectural moderniste international. Le mouvement moderniste catalan s’inscrit dans la tendance de l’Art Nouveau, tendance stylistique qui s’est propagée à travers l’Europe. La Catalogne, comme plusieurs autres pays européens, s’est appropriée la tendance et l’a exploité jusqu’à en créer un style unique et séparé du mouvement général. Le modernisme catalan est donc vite devenu un mouvement artistique, culturel et architectural autonome. Antoni Gaudi, l’une des figures les plus importantes du modernisme catalan, est surtout reconnu pour ses bâtiments présentant énormément de lignes courbes et semblant sortir d’un monde imaginaire. Comme d’autres architectes catalans de sa génération, il tire son inspiration dans les éléments de la nature afin de créer des décors chaleureux et flamboyants. Cette opposition stylistique, bien qu’explicable de plusieurs façons, est frappante et amène à un questionnement par rapport au positionnement de Gaudi face au mouvement architectural moderniste international. Le style moderniste catalan, plus particulièrement celui de Gaudi, peut il être perçu comme une opposition ou une riposte contre les formes industrielles imposées par l’industrialisation? Le cas de la Casa Batllo, une des créations architecturales les plus connues de Gaudi, sera utilisée afin de mettre en valeur les éléments clés de l’architecture moderniste catalane qui s’insèrent dans cette idée de nationalisme classicisme.
Située au 43 Paseo de Gracia à Barcelone, la réalisation de la célèbre Casa Batllo, a été commandée par Joseph Batllo en 1903. Présenté dans l’image vedette en plan de façade, le bâtiment fait maintenant parti du patrimoine mondial de l’UNESCO. L’homme d’affaires charge Antoni Gaudi de la démolition du bâtiment déjà présent ainsi que de la reconstruction d’un nouveau bâtiment destiné à son usage personnel. Le bâtiment d’origine, construit en 1877 par Emilio Sala Cortez, l’un des professeurs d’architecture de Gaudi, ne fut cependant pas démoli et subit une rénovation complète entre 1904 et 1906, suite à une décision audacieuse de l’architecte. Gaudi s’opposa effectivement au plan de démolition et décida de conserver l’édifice d’origine. Il restaura la façade de façon à créer un extérieur audacieux et surprenant, devenu une icône du décor de Barcelone. Jordi Oliveras, professeur à l’école technique supérieure d’architecture de Barcelone, explique que le bâtiment ̈ (…) reveals Gaudí’s confidence and skill in remodeling an existing building¨ (Oliveras, 2003). À la manière d’un peintre, Gaudi crée un bâtiment surprenant en alliant sur une surface ondulée des formes rappelant des os, des matériaux recyclés, des couleurs rappelant la vie marine ainsi que des éléments floraux.
Le dessin original de la façade, bien que non complet, témoigne de l’importance du toit dans la vision globale de la façade et du bâtiment en général. La vision artistique de Gaudi semble claire au moment où il trace ce dessin en prévision de la rénovation de la façade à venir. L’importance des lignes courbes dans le projet est évidente ; Gaudi voulait créer une impression de mouvement dans la façade. Cette impression de mouvement est d’ailleurs également présente dans l’intérieur de la maison, grâce aux murs et aux plafonds courbés. Le toit, élément qui sera abordé plus loin, est essentiel à l’apparence globale de l’extérieur de la maison. Sa signification est d’ailleurs de grande importance en ce qui tient au thème et à la signification de la demeure.
Bien que la façade soit l’aspect auquel on pense en premier lorsqu’on parle de ce bâtiment, ce n’est pas le seul élément digne de mention. Chaque aspect de l’intérieur de la demeure a été pensé soigneusement par Gaudi. L’architecte a d’ailleurs porté une attention particulière à la luminosité ; en variant les dimensions des fenêtres, en fonction de leur hauteur, il a assuré une luminosité uniforme dans chaque pièce. De plus, la partie supérieure des fenêtres est constituée de vitraux ce qui permet une lumière douce, sans compromettre la vue vers l’extérieur. Les courbes présentes dans les murs intérieurs donnent une impression de mouvement, peu importe dans quelle pièce le visiteur se situe. La pierre, utilisée pour créer les murs courbés, est présente partout dans le bâtiment. Plusieurs éléments décoratifs de la demeure sont en fer forgé, créant ainsi un contraste entre la modernité du fer et l’aspect primitif de la pierre.
La Casa Batllo, parfois appelée ̈ Maison des Os¨ de par ses balcons en forme de bulbes rappelant l’ossature humaine, est une véritable œuvre d’art. Les formes élaborées soigneusement par Gaudi donnent au bâtiment une impression de mouvement et enveloppent ses visiteurs d’une aura éthérée. Bien que l’architecte n’a jamais fourni d’explications sur son travail et n’a jamais révélé ses sources d’inspiration pour ce bâtiment, plusieurs l’interprète comme une ode à la méditerranée. Les formes serpentines rappellent effectivement les vagues, tandis que les tuiles azurés et les céramiques vitrées réfèrent à l’esthétique méditerranéenne dans l’imaginaire collectif. Les couleurs vives utilisées sur la façade ainsi que les ondulations rappelant des formes organiques donnent l’impression que le bâtiment sort tout droit d’un monde imaginaire. Ce caractère surnaturel est intensifié par le toit, aspect emblématique du bâtiment, qui rappelle le dos d’un dragon. Les tuiles de céramique qui couvrent le toit ondulé ressemblent d’ailleurs à des écailles. En regardant de plus près, on remarque plusieurs éléments liés au dragon qui siège sur le bâtiment ; l’escalier du vestibule qui semble être la queue du dragon, des arcs caténaires dans le grenier qui rappellent la cage thoracique d’un grand animal, les balcons squelettiques pouvant représenter les victimes du dragon, entre autres. En prenant en considération d’autres éléments, on réalise que la Casa Batllo met en scène de manière subtile la légende de Sant Jordi. Cette légende mythique est une partie importante de la culture et de la tradition catalane. La décision de Gaudi de représenter cette légende locale dans le bâtiment est lié au désir national de préserver de mettre de l’avant l’identité culturelle catalane. Ce désir est un élément central du mouvement moderniste catalan. Le modernisme catalan se caractérise également par un classicisme architectural ; l’utilisation des styles du passé était perçu à l’époque comme un moyen pour la classe bourgeoise de s’identifier avec l’identité nationale catalane et de s’opposer aux nouvelles formes et pratiques proposées par l’industrialisation. D’ailleurs, il est important de mentionner que malgré que Gaudi soit souvent associé directement au mouvement moderniste, ses oeuvres et son style ne peuvent être classifiées comme faisant parti d’un style ou mouvement particulier. Les sources d’inspiration de l’architecte étant trop nombreuses et diversifiées, on ne peut l’associer avec un mouvement quelconque.
On peut cependant, sans classifier ou nommer sa pratique artistique, supposer que les études exhaustives des formes de la nature effectuées par Gaudi témoignent d’une opposition, consciente ou non, avec les formes industrielles. Effectivement, Gaudi s’inspire de plusieurs endroits en Catalogne pour les formes et décors de ses maisons. Il étudie aussi longuement les formes trouvées dans la nature, notamment les paraboloïdes hyperboliques et les hélicoïdes, formes qu’il utilise dans ses structures et ses décors. Cet effort d’intégrer la nature dans l’architecture peut être mis en lien avec l’industrialisation qui met de l’avant des lignes droites, des objets décoratifs fabriqués à la chaine et une vision universelle du style. Dans le même ordre d’idée, la Catalogne est à l’époque en pleine recherche d’identité nationale et souhaite se différencier du reste de l’Europe. Il est donc totalement logique dans cette optique de mettre de l’avant les éléments de la nature et de prôner un esthétique unique et distinct de ce qui se fait dans le reste de l’Europe. Pour résumer, l’univers stylistique de la Casa Batllo est une ode au paysage et à la tradition catalane. Dans un contexte où l’Europe s’industrialise et se tourne vers la modernité à une vitesse fulgurante, cette oeuvre architecturale semble représenter un espoir de conservation de l’héritage culturel catalan ainsi qu’un désir d’ancrage dans la nature.
Bibliographie
BOADA, Isidre Puig, Antoni Gaudí : Paroles et écrits, trad. par Annie Andreu-Laroche et Carles Andreu, Paris, L’Harmattan, 2002, 324 p.
COLLINS, George Roseborough et Juan Bassegoda Nonell, The Designs and Drawings of Antonio Gaudí, New Jersey, Princeton University Press, 1983, n.p.
FISHER, Lucy. Architecture and the City: BARCELONA, GAUDÍ, AND THE CINEMATIC IMAGINARY. Cinema by Design: Art Nouveau, Modernism, and Film History, Columbia University Press, 2017, pp. 114–45, http://www.jstor.org/stable/10.7312/fisc17502.8
GIMENO, Jesús, et al. Combining Traditional and Indirect Augmented Reality for Indoor Crowded Environments. A Case Study on the Casa Batlló Museum. Computers & Graphics, vol. 69, 2017, pp. 92–103.
MCDONOGH, Gary. Mediterranean Reflections: Reconstructing Nature in Modern Barcelona. Greening the City: Urban Landscapes in the Twentieth Century, Dorothee Brantz et Sonja Dümpelmann, University of Virginia Press, 2011, pp. 57–74, http://www.jstor.org/stable/j.ctt6wrnfr.7
OLIVERAS, Jordi. Gaudí (i Cornet), Antoni. Grove Art Online. Oxford University Press. Accédé le 20 février 2020. https://doi.org/10.1093/gao/9781884446054.article.T030991
ROE, Jeremy. Antoni Gaudí. Parkstone International
SIMPSON, Jane. Casa Batllo, Barcelona. Access by Design, vol. 113, no. 113, 2007, pp. 33–33.
ZERBST, Rainer, Antoni Gaudí, Cologne, B. Taschen, 1990, 239 p.
Dans ce texte, le contexte historique sur la reconstruction du bâtiment ainsi que l’approche moderniste de Gaudí sont décrits méticuleusement. De même que les intentions dans la luminosité traversant les vitraux et l’utilisation de matériaux, tels que la pierre et du fer, dans leur contribution décorative et stylistique. Par contre, il n’y a pas de plan ou de dessin d’origine dans cet article et c’est pourquoi je suggère deux sources qui en contiennent. La première inclus un dessin de la façade et une élévation ainsi que des plans de quelques étages dans « Antoni Gaudí » par Rainer Zerbst alors que la seconde contient des coupes et des plans de plusieurs étages, du toit et de la façade dans « The Designs and Drawings of Antoni Gaudí » par George Roseborough Collins et Juan Bassegoda Nonell.
Un autre point abordé est l’absence de métadiscours de Gaudí sur son inspiration pour la Casa Battlo, ce qui ne semble pas corroborée avec mes lectures. L’architecte avait un intérêt marqué pour les mythes et les légendes qu’il tente d’instruire au peuple catalan par le biais de ses bâtiments. Dans ce cas-ci, la légende de Saint-Georges se manifeste dans certaines parties de la structure de l’immeuble qui ont été énoncées dans le texte, dont le dos du dragon et les écailles en tuiles de céramique. Ma seconde suggestion de source serait donc « Antoni Gaudí : Paroles et écrits » par Isidre Puig Boada, ce recueil inclus une quantité exhaustive d’informations sur les édifices par l’architecte et sur sa vision de l’architecture. Cette source serait également pertinente pour l’analyse du bâtiment, notamment dans la section sur l’habitation humaine où l’accessibilité aux personnes à mobilité réduite (Boada, 2002, p.98) est mentionné et serait une belle continuité à la structure interne de la maison qui est évoquée.
En résumé, le texte sur la Casa Battlo est agréable à lire et enrichissant, j’ai grandement apprécié le passage soulignant l’hommage fait par Gaudí dans la préservation de l’édifice d’origine et j’espère que les sources proposées pourront s’avérer utiles enfin d’enrichir la version finale de ce travail.
Ressources bibliographiques :
BOADA, Isidre Puig, Antoni Gaudí : Paroles et écrits, trad. par Annie Andreu-Laroche et Carles Andreu, Paris, L’Harmattan, 2002, 324 p.
COLLINS, George Roseborough et Juan Bassegoda Nonell, The Designs and Drawings of Antonio Gaudí, New Jersey, Princeton University Press, 1983, n.p.
ZERBST, Rainer, Antoni Gaudí, Cologne, B. Taschen, 1990, 239 p.
Le texte écrit par Mariane Lavallee est très bien écrit et contient beaucoup d’information importante et intéressante.
Je crois que l’un des points les plus importants du texte ci haut est le fait que le bâtiment donne une impression de mouvement. Ce qui est encore plus surprenant est que cette référence est réalisée avec des matériaux lourds. Les matériaux utilisés sont des pierres, du fer et des briques. Malgré ces matériaux bruts, les rendus sont délicats. Ils donnent parfois l’impression de flotter. Comme le toit dans la photo Hall principal de Anna Huix.
Il y a aussi la référence à la nature qui a une grande importance dans ce style architectural. Une affaire que je pourrais peut-être dire est que tout, de la façade à la lampe fait partie du modernisme d’après ce que j’ai compris.
Il y a un lien entre le modernisme et l’Art and Craft, les deux ont un lien étroit, mais différent entre la nature et le bâtiment. L’un fait référence à la nature avec ces formes, ces couleurs et l’autre s’implantent dans la nature. L’un utilise la modernité comme les meubles faits dans des usines tandis que l’autre fait un retour à l’artisanat. Les deux travail l’intérieur comme l’extérieur aussi.
Je crois que ce serait intéressant de savoir plus en profondeur la raison pourquoi la nature ou même les formes courbes sont si importantes dans le style architectural modernisme. Un autre point qui pourrait être intéressant à développer est le lien entre l’extérieur et l’intérieur de ce type de bâtiment. Je parle de l’Art and Craft car, les deux styles architecturaux ont lieu dans les mêmes années, mais dans différents pays. Ce qui pourrais être intéressant de savoir.
Georges Serra, « Du Modernisme à Joan Miró : la culture urbaine à Barcelone », Babel [En ligne],1996, mis en ligne le 24 mai 2013, consulté le 16 mars 2022. URL : http://journals.openedition.org/babel/3074 ; DOI : https://doi.org/10.4000/babel.3074
« ART NOUVEAU – Modern Style – Modernisme », GAUDÍ ET ART NOUVEAU EN CATALOGNE [En ligne], consulté le 16 mars 2022. URL : http://www.gaudiallgaudi.com/F0003.htm
Bonjour Mariane!
J’ai lu ton article avec beaucoup d’intérêts, car c’est un bâtiment et un architecte que je ne connaissais pas, j’ai donc pris plaisir à m’informer sur le sujet. Les couleurs vives de la Casa Batlló sont impressionnantes, elle a un réel aspect imaginaire et fantaisiste, d’autant plus que son toit, comme tu l’as bien écrit, s’apparente au dos d’un dragon. C’est une architecture qui sort de l’ordinaire, notamment par son style référant à l’art nouveau, par ses formes organiques typiques de ce mouvement artistique, mais aussi par ses couleurs et sa luminosité. En lisant ton texte, la façade m’a fait penser à la série de « Les Nymphéas » de Claude Monet, avec ses couleurs qui rappellent la vie marine et ses éléments floraux. Le caractère ondulé du bâtiment contribue à cette idée également, en référence à l’ondulation de l’eau. Je trouve cela très pertinent que tu mentionnes le contraste entre la modernité du fer et l’aspect primitif de la pierre étant donné qu’il s’agit d’une caractéristique propre à l’art nouveau.
Comme demandé pour ce bref commentaire, j’ai fait de petites recherches pour repérer des références qui pourraient t’aider à compléter ton travail. J’ai remarqué que tes références étaient pas mal toutes en anglais, j’espère que c’est par préférence plutôt que par manque de choix, car ce que j’ai trouvé était limité à l’espagnol ou à l’anglais. Je te suggère donc deux livres trouvés à la bibliothèque de l’UQAM, soit « The Role of Emotions in a Model of Behavioral Intentions of Visitors to the Gaudí Historic House Museums in Barcelona, Spain » et « Master Plan of Gaudí’s Casa Batlló ». Tous deux sont écrits en collectif d’auteurs. J’ai aussi trouvé un article qui me semble très intéressant, qui est rédigé à la fois en espagnol et en anglais et se nomme « Restoration of the main façade of Gaudí’s Casa Batlló ».
J’espère que cela pourra t’aider à compléter ton travail! Bon succès!