Fallingwater selon Yukio Futagawa. Représenter l’intégration architecturale au paysage.

Entre 1935 et 1939, Frank Lloyd Wright conçoit la Fallingwater House, une maison de séjour pour la famille d’Edgar J. Kaufmann à Mill Run (PA). Elle s’inscrit dans une phase de son travail qui se penche sur l’architecture domestique intégrée au paysage local. Cinquante ans plus tard, Yukio Futagawa en propose l’interprétation photographique.

Fig. 1. Yukio Futagawa, House and Bear Run, Fallingwater, 1986, tirage gélatino-argentique. ©Yukio Futagawa. 
Source : Galerie Taka Ishii

Yukio Futagawa est un photographe de l’architecture1.  En 1985, il publie un ouvrage en 12 volumes sur l’ensemble de l’oeuvre architecturale de Frank Lloyd Wright2. « House and Bear Run, Fallingwater » (fig. 1) est une photographie qui ne figure pas dans la monographie Frank Lloyd Wright 1924-1936, mais elle fait partie du corpus relié à la publication. 

Fallingwater (1935-1939) consiste en un système de plateformes donnant sur différente vue du site. Il se traduit par un assemblage de volumes verticaux et horizontaux. Des pierres bossagées forment le corps vertical, donnant un aspect non-fini aux murs. Les éléments horizontaux sont en béton coulé et forme un appareil de terrasses, en port-à-faux au-dessus de la cascade, articulées autour du centre de pierres. Le plan du premier étage montre bien l’importance de ces dalles (indiquées du mot « Terrace », fig. 2) dont la superficie totale rivalise avec les espaces intérieurs de la maison (voir fig. 4). Elles se projètent selon des axes perpendiculaires de chacun des trois étages pour permettre une vue et une expérience différentes au sortir de chaque lieu clé de la maison3. Par exemple, le salon, espace commun important où se situe le foyer, s’ouvre sur deux terrasses – l’une vers l’amont de la rivière, et l’autre vers l’aval, au-dessus des chutes. 

Fig. 2. « Fallingwater. Plan, groundfloor », Fig. 211 dans Neil Levine, The Architecture of Frank Lloyd Wright, Princeton N.J., Princeton University Press, 1996, p. 232.

Fallingwater est un exemple typique de l’approche organique de son architecte. En effet, Wright porte une attention particulière à la nature des matériaux ainsi qu’à la relation du projet à son environnement. Selon Henry-Russell Hitchcock, l’usage approprié des matériaux et l’exploitation judicieuse du site font du projet sa réussite :

« Jamais, même dans les travaux de Wright, l’architecture comme produit de l’homme a-t-elle été aussi parfaitement à la fois accordée et contrastée avec son site naturel.»

C’est sûrement l’architectonique du bâtiment organisée à partir de la topographie qui illustre le mieux cet « accord contrasté » mentionné par Hitchcock. Afin de rendre possible l’allure flottante de Fallingwater, Wright solutionne un double ancrage aux fondations : à des tiges d’acier insérées à l’intérieur du front de chute se conjugue un corps de maçonnerie à l’arrière du bâtiment, sous la première dalle de béton (fig. 3). Ce système permet de positionner les terrasses en encorbellement, dont la projection importante surplombe la rivière Bear Run. La construction exprime sa solution architectonique : elle semble s’être stratifier à partir de la roche. Le choix des matériaux aux textures « brutes » ou « naturelles » conjugué à la volumétrie, qui se développe à partir du site tout en le prolongeant, participent grandement à l’intégration de la maison au paysage environnant5

Fig. 3. Élévation sud. « Edgar J. Kaufmann House, Bear Run, Penna. 1936. Plans and section », détail de Fig. 321 dans In the Nature of Materials, Henry-Russel Hitchcock, annexe, n. p.
Fig. 4. « Frank Lloyd Wright. Fallingwater, Edgar J. Kaufmann House, Mill Run, Pensylvania. »  © 2021 Frank Lloyd Wright Foundation.
Source : MoMA. Collection

Comment Futagawa met-il en lumière les particularités de Fallingwater ? Sa proposition catalyse-t-elle la vision wrightienne de l’architecture organique ? Nous proposons que cette photographie est en adéquation avec l’expérience architecturale de l’espace qu’elle donne à voir, et même, qu’elle rend compte du commentaire d’Hitchcock à propos de l’harmonie et du contraste simultanés entre architecture et nature à Bear Run.

Le bâtiment semble se prolonger dans le hors-champ. Une rivière parait s’écouler directement de cette construction en saillie, chutant de par deux fois, la première cascade au centre de l’image, la deuxième, à l’avant-plan où son parcours dévie vers la gauche de l’image. Futagawa choisit de capter la façade sud-ouest de la maison, de l’autre côté de la rive et positionne l’objectif à la hauteur du rocher immédiatement sous la maison avec un léger contre-plongé. Ainsi placé, le photographe réussit à inscrire dans un seul et même mouvement à la fois la rivière, les cascades et la maison (fig. 5).  De part et d’autre du cadre, branchages et feuillages s’ouvre sur la construction en amont de la rivière. En arrière-plan, une forêt sans feuilles suggère une scène hivernale. Dans le coin supérieur droit, une mince percée de ciel est discrètement perceptible. La compréhension de l’espace pictural proposé par Futagawa s’opère à la jonction entre l’environnement naturel et l’infrastructure bâtie. Le bâtiment se montre, situé, au dessus d’une cascade, entouré d’arbres. Les éléments verticaux (corps en pierre, arbres) sont d’ailleurs parallèle aux bordures de la photographie, tandis que la cascade à l’avant-plan horizontal s’oriente vers le bas de l’image. La perspective de l’espace autour de Bear Run se fait par l’étagement des plans, puisque le site revêt l’aspect d’une « forêt vierge » d’où le point de fuite s’absente.

Fig. 5. Yukio Futagawa, House and Bear Run, Fallingwater, 1986, tirage gélatino-argentique. © Yukio Futagawa.
Source : Galerie Taka Ishii. Annotations par l’auteure.

L’effacement de la majorité du bâtiment par le choix de l’angle, le cadrage utilisant les conifères à gauche de l’image pour masquer une partie de la maison, ainsi que la lumière et les ombres texturées contribuent à l’impression d’une immédiateté cachée, d’une présence matérielle mais lointaine.6

En effet, Futagawa choisit de représenter une grande portion du site environnant – tout comme Wright pour sa maquette (fig. 4). La forêt et la continuation de Bear Run soutient l’idée, également relevée par Hitchcock, que l’architecture et la cascade vont de paire. À ce sujet, le titre de la photographie prise par Futagawa converge également dans ce sens. Il nomme chaque entité séparément en plus d’y inclure le nom de la région, octroyant ainsi d’emblée une importance au site, l’incorporant même dans le projet architectural représenté. 

En conclusion, Futagawa réalise une photographie en adéquation à la fois avec la vision de l’architecture organique de Wright et avec la réception de Fallingwater comme entité architecturale. En effet, un peu à la manière de l’approche wrightienne des matériaux et de l’accord avec l’environnement immédiat d’un projet, Futagawa construit une adéquation formelle entre son médium et son sujet. Qui plus est, il rappelle le programme de Fallingwater. En cadrant la vue de la maison sur la cascade avec des branchages de part et d’autre, il suggère un havre de paix au coeur de la forêt, en osmose avec la rivière Bear Run, tout indiqué pour un séjour en famille la fin de semaine, loin de la ville. Et c’est peut-être davantage ce que désigne Hitchcock – concernant l’accord et le contraste de la maison : Fallingwater est à la fois architecture et cascade. En se montrant architecture, elle se distingue de la nature, mais en s’articulant en suivant intrinsèquement le site environnant, elle s’y inscrit en harmonie. 


Notes

  1. Ses premiers travaux portent sur l’architecture vernaculaire au Japon, pour ensuite élaborer des liens entre le bâtit japonais traditionnel et moderne. Ses photographies sont publiées par sa propre maison d’édition, A.D.A. Edita à Tokyo, dans des ouvrages de plusieurs volumesÀ partir des années 1970, Futagawa déplace ses recherches vers l’architecture moderne d’Europe et d’Amérique.
  2. Les premiers huit volumes sont des monographies, les volumes 9-10-11 présentent les travaux de conception, tandis que le dernier recueillent les rendus de différents projets. Yukio Futagawa et Bruce B. Pfeiffer, « Frank Lloyd Wright Monograph. Vol. 5: 1924-1936 », Yukio Futagawa (éd.), Frank Lloyd Wright: 12 volumes, Tokyo, A.D.A. EDITA, coll. « GA Traveler », 2002, n.p.
  3. En effet, selon la terrasse et l’étage, l’usager profite d’une vue sur la cascade, sur le courant de la rivière ou sur la vallée. Paul Rudolph, « Frank Lloyd Wright. Kaufmann House, « Fallingwater », Bear Run Pennsylvania, 1936 » dans Yukio Futagawa, Global Architecture, Livre I, « Modern Houses », Tokyo, A.D.A. EDITA, 1981, p. 9.
  4. Henry-Russell Hitchcock, In the Nature of Materials : 1887-1941. The Buildings of Frank Lloyd Wright, New York, Da Capo Press, 1973 [1942] p. 91. Traduction libre de « Never, even in Wright’s work, has architecture as the product of man been so perfectly balanced and contrasted with the natural setting. »
  5. Wright pousse d’ailleurs cette interpénétration entre architecture et nature jusqu’à l’intérieur domestique, où les surfaces, telles que les murs et le sol, sont recouvertes de pierres, comme si elles étaient en continuation avec le lit de la rivière, sous les fondations. Paul Rudolph, « Frank Lloyd Wright. Kaufmann House, « Fallingwater », Bear Run Pennsylvannia, 1936 » dans Yukio Futagawa, Global Architecture, Livre I « Modern Houses », Tokyo, A.D.A. EDITA, 1981, p. 10-11.
  6. Zimmerman recense les techniques de composition du photographe et attribue le développement de son langage visuel à ses premiers travaux sur l’architecture au Japon. Claire Zimmerman, « The Monster Magnified: Architectural Photography as Visual Hyperbole », Perspecta, vol. 40, en collaboration avec MIT Press, 2008, p. 136-147. En ligne. <http://www.jstor.org.proxy.bibliotheques.uqam.ca/stable/40482291>.  Consulté le 10 novembre 2021.

Bibliographie

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FANELLI, Giovanni, Histoire de la photographie d’architecture, Lausanne, Presses Polytechniques et Universitaires Romandes, coll. « Architecture Essai », (465 p.) p. 377-441.

FUTAGAWA, Yukio et Bruce B. PFEIFFER, « Frank Lloyd Wright Monograph 1924-1936 », vol. 5, dans Yukio FUTAGAWA (éd.), Frank Lloyd Wright: 12 volumes, Tokyo, A.D.A. EDITA, coll. « GA Traveler », 2002, 237 p.

HITCHCOCK, Henry-Russell, The Nature of Materials: 1887-1941. The Buildings of Frank Lloyd Wright, New York, Da Capo Press, 1973, 143 p.

HOFFMANN, Donald, Frank Lloyd Wright’s Fallingwater. The House and Its History, New York, Dover Publications, 1978, 86 p.

HOFFMANN, Donald, Frank Lloyd Wright: Architecture and Nature, New York, Dover Publications, 1986, 87 p.

LEVINE, Neil, The Architecture of Frank Lloyd Wright, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1996, 543 p.

RUDOLPH, Paul, « Frank Lloyd Wright. Kaufmann House, « Fallingwater », Bear Run Pennsylvannia, 1936 » dans Yukio FUTAGAWA, Global Architecture, Livre I « Modern Houses », Tokyo, A.D.A. EDITA, 1981, p. 5 à 12.

Médiagraphie

Galerie Taka Ishii, «Yukio Futagawa « Frank Lloyd Wright » », dans Communiqués de presse, 2014. En ligne. <https://www.takaishiigallery.com/en/>. Consulté le 9 octobre 2021.

MACCORMAC, Richard, « ‘A Sense of the Marvellous’ — Frank Lloyd Wright’s Fallingwater », RSA Journal, vol. 143, no. 5463, 1995, p.  40-51. En ligne. <http://www.jstor.org/stable/41376874>.  Consulté le 19 novembre 2021.

WEISS, Norman, Pamela JEROME et Stephen GOTTLIEB, « Fallingwater Part 1 : Materials-Conservation Efforts at Frank Lloyd Wright’s Masterpiece », APT Bulletin: The Journal of Preservation Technology, vol. 32, no. 4, 2001, p.  44-55. En ligne. <http://www.jstor.org/stable/1504772>.  Consulté le 19 novembre 2021.

ZIMMERMAN, Claire, « The Monster Magnified: Architectural Photography as Visual Hyperbole », Perspecta, vol. 40, en collaboration avec MIT Press, 2008, p. 136-147. En ligne. <http://www.jstor.org.proxy.bibliotheques.uqam.ca/stable/40482291>.  Consulté le 10 novembre 2021.

ZIMMERMAN, Claire et Eve ZIMMERMAN, « Ethnographic architectural photography : Futagawa Yukio and Nihon no minka », The Journal of Architecture, vol. 20, no. 4, 2015, p. 718-750. En ligne. <https://doi.org/10.1080/13602365.2015.1073166>. Consulté le 29 octobre 2021.

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