Le Bain Généreux : l’architecture publique au service de l’hygiène des plus démunis

James Rice, Bain Généreux, 1928, photographie, Institut de technologie agroalimentaire de Saint-Hyacinthe, récupéré du site de l’Écomusée du fier monde,
https://ecomusee.qc.ca/collections/collections-ecomusee/le-bain-genereux/.

Conçu par l’architecte Jean-Omer Marchand, a été inauguré en 1927 au coeur du quartier St-Jacques de Montréal.

James Rice est un des pionniers de la photographie à Montréal [1]. En 1928, il a habilement capté cette vue intérieure du bain Généreux, tel qu’il avait été conçu, tout juste un an après son inauguration.  Il a su tirer profit de l’abondante lumière naturelle traversant les claires-voies et qui met en valeur les poutres cintrées en béton armé, dont la courbure se prolonge dans le reflet à la surface de l’eau.  Les arcs surbaissés entre chaque poutre au premier étage accentuent ce jeu de courbures.  On peut également voir trois oeils-de-bœufs sur le mur du fond qui surplombent trois portes en forme d’arche.  Ces trois oculus contribuent à la lumière ambiante et se réfléchissent également à la surface de l’eau.

On peut ressentir l’humidité qui teinte l’atmosphère de la voûte dans sa hauteur et on remarque des traces de pas mouillées sur la céramique entourant la piscine.  Les motifs peints au pochoir sur les murs et les carreaux de céramiques autour de la piscine contrastent avec la pureté de la voûte entièrement blanche.  C’est d’ailleurs une des rares photos où on peut voir ces motifs imaginés par l’architecte Jean-Omer Marchand.

« Marchand a prévu des décorations au pochoir pour les balustrades en béton au rez-de-chaussée et à l’étage.  Il a choisi des motifs d’inspiration Art nouveau : motifs de tulipes, nénuphars et volutes stylisées dans des tons de bleu et de vert [2] ».  Ces motifs sont déjà absents dans une photo du bain précédant les travaux de 1956 [3].

Fait étonnant, des récipients qui semblent être des crachoirs sont disposés au sol, à la base de deux poutres alors que les règlements de la Ville interdisaient expressément de cracher. On peut voir de chaque côté de la piscine une balustrade de béton derrière laquelle se trouvent les cabines d’habillage.  Le parcours est conçu de façon à obliger les baigneurs à passer par la salle des douches avant d’accéder à la piscine [4].  « La ville adopte des règlements exigeant l’utilisation de savon lors des douches, interdisant de cracher et de fumer, etc [5] ». 

Car le but avoué des bains publics de Montréal dès la fin du XIXe siècle, à l’instar de plusieurs grandes villes dans le monde, était de répondre aux problèmes d’hygiène des quartiers ouvriers, là où peu de logements étaient dotés d’équipements sanitaires.  Selon Paul Labonne, pour les élites, « cette vision des choses cache surtout la peur des classes laborieuses et des maladies épidémiques [6] ».

Plan du Bain Généreux par Jean-Omer Marchand. Source: Johanne Pérusse, op.cit., p.185. Les baigneurs sont invités à circuler par les corridors qui longent le bain de chaque côté pour accéder aux salles d’habillage et ensuite aux douches d’où ils et elles peuvent accéder à la piscine.
Coupe longitudinale du Bain Généreux par Jean-Omer Marchand. Source: Johanne Pérusse, op.cit., p. 186.

Pour le clergé, le bain public sert aussi à contrôler les mœurs.  Plusieurs Montréalais avaient en effet l’habitude de se baigner dans le fleuve en été et des plaintes concernant la nudité amènent les autorités à voter des règlements interdisant la baignade.  En offrant un environnement contrôlé et surveillé, les bains publics permettent donc au clergé d’interdire la nudité, de contrôler la conformité des maillots aux critères de décence qu’il établit et d’empêcher la mixité entre hommes et femmes (chacun ayant des journées de baignades distinctes)[7].

Bien que situé dans un des quartiers alors parmi les plus pauvres de Montréal, la conception du Bain Généreux a été confiée à un architecte de renom, Jean-Omer Marchand, premier architecte canadien diplômé de l’École des Beaux-Arts de Paris, à qui on doit notamment l’annexe de l’Hôtel de ville de Montréal, la prison de Bordeaux, la chapelle du grand séminaire de Montréal, ainsi que le Parlement d’Ottawa qu’il conçoit avec John A. Pearson [8].

Marchand a eu un impact majeur sur l’architecture montréalaise.  Il est considéré comme l’initiateur du style Beaux-Arts au Canada, mais « À partir de 1925, il développe un style unique, qualifié d’éclectique, qui s’éloigne peu à peu de la tradition classique pour se rapprocher de l’Art déco [9]». C’est dans ce courant que s’inscrit au moins la façade du bain Généreux.  L’intérieur, lui, demeure essentiellement de style Beaux-Arts sauf dans le choix de certains éléments décoratifs comme les motifs au pochoir [10].

Marchand a aussi « introduit des méthodes modernes de construction en concevant des bâtiments à structure de béton ou d’acier [11]».  Il introduit aussi « de nouveaux matériaux de construction comme la brique Kittaning de couleur jaune pour créer des parements clairs [12]».  C’est d’ailleurs cette brique qui constitue la majeure partie du parement de la façade du bain Généreux, avec des ajouts de pierre Indiana et de pierre de Montréal [13].

La structure interne ressemble beaucoup à celle de la piscine de la Butte-aux-Cailles de Paris conçue par Louis Bonnier, associé lui aussi à l’École des Beaux-Arts et dont Marchand se serait inspiré [14].  Conçue selon la méthode Hennebique [15], elle est en béton armé et la voûte d’une hauteur d’environ 13 mètres (40 pieds) est portée par quatre arcs en plein cintre, comme la Butte-aux-Cailles [16].  Malgré ses dimensions plus réduites, le bain Généreux avec sa voûte en hauteur et la lumière qui la pénètre, donne une impression de grandiosité, comme une coupole d’église.  La composition du plan est symétrique et l’intérieur met en évidence la structure de béton armé et l’utilisation de matériaux nouveaux dans son ensemble qui sont la signature de l’architecte et qui l’associent au style Beaux-Arts[17].

Bien que les plans de l’intérieur aient été intouchés, Marchand aurait modifié les plans de sa façade, qui était à l’origine plus classique,  pour correspondre un peu plus au style Art déco très en vogue à l’époque [18]. Il y arrive par le recours à plusieurs éléments décoratifs caractéristiques [19].

Façade du bain Généreux qui abrite aujourd’hui l’Écomusée du fier monde. Source: site internet de l’Écomusée.

Le principal élément qui vient confirmer ce style est cette corniche proéminente aux formes arrondies, qui forme un dais juste au-dessus d’une frise en cuivre où s’inscrit le nom de l’édifice [20]. Pinard la qualifie de « plus pur style Art déco [21] ». Cette corniche repose sur deux « colonnes circulaires qui prolongent l’arrondi de la structure de chaque côté de l’entrée » [22].

Un autre aspect des changements envisagés pour la façade est la rupture de l’alignement [23].  La façade comprend une travée centrale qui se trouve en retrait des travées latérales et cette transition entre les travées se fait par des angles en arrondi. Le portail s’enfonce également en retrait et est également entourée d’une succession d’angles en arrondi par rapport à la travée [24]. Dans le tiers supérieur de l’ordonnancement, un motif de damier formé par « les ressauts et les retraits du jeu de pose des briques [25] » contribue également à la dynamique.

Finalement, la figure humaine sculptée qui s’intègre à l’arc en anse de panier qui surplomble le portail, rappelle selon Johanne Pérusse, l’Art déco américain [26].

Malgré les préjugés et les intentions de contrôle de l’élite et du clergé envers la classe ouvrière, le bain Généreux a marqué la vie de la population du quartier de façon positive. Avec le marché St-Jacques, il est un des seuls bâtiments architecturalement signifiant du quartier. Il a été conçu pour améliorer l’hygiène des habitants peu fortunés en réponse aux anxiétés des classes dominantes, mais il a aussi donné des occasions de pratiquer des activités sportives et culturelles et favorisé les rencontres sociales des résidents du secteur.

Dans les années 60, le bureau du gardien est converti en bureaux qui accueilleront les clubs de natation ainsi que les « équipes d’animation théâtrales qui se produisent auprès des enfants dans les parcs de la Ville »[27].L’édifice sera fermé en 1992 à cause de graves problèmes de chauffage et de plomberie [28]. Toutefois, en 1996, l’Écomusée du fier monde y inaugure ses nouveaux locaux [29]. Ce qui perpétue la vocation sociale de ce petit joyau d’architecture.  C’est ainsi que « Le bain emblème de démocratisation dans un quartier ouvrier est devenu symbole représentatif d’un écomusée de quartier populaire [30] ».

L’intérieur du bain Généreux, tel que modifié pour accueillir l’Écomusée du fier monde. Source: site internet de L’Écomusée du fier monde.

[1] Dans la première moitié du 20e siècle il était surtout connu pour ses photos de hockeyeurs, mais on lui doit aussi bon nombre de portraits mondains et photos d’architecture.  Il a aussi documenté les travaux d’enfouissement des câbles téléphoniques et électriques à travers la ville au début du XXe siècle. Nous avons retracé un grand nombre de ses photos dans le Fonds de Commission des services électriques de Montréal. Ville de Montréal, Catalogue des Archives de Montréal, « Fonds Commission des services électriques de Montréal – 1896-1998 », Fonds VM098, Montréal, [En ligne].

[2] Johanne Pérusse, « J.-O. Marchand, premier architecte canadien diplômé de l’École des Beaux-Arts de Paris, et sa contribution à l’architecture de Montréal au début du vingtième siècle », mémoire de maîtrise en histoire de l’art, Montréal, Université Concordia, 1999, p.165.

[3] Guy Pinard, « Le bain Généreux », Montréal, son histoire, son architecture, Montréal, Éditions du Méridien, 1995, vol. 6, p. 203.

[4] Johanne Pérusse, op. cit, p. 163.

[5] Lise St-Georges, « Le bain Généreux, reflet d’un quartier », Montréal, Écomusée du fier monde, 1996, p.12.

[6] Paul Labonne, « Soins du corps, santé publique et moralité. Les bains publics de Montréal », Cap-aux-Diamants, n° 70, 2002, p. 24.

[7] Paul Labonne, loc. cit., p. 24-25

[8] Guy Pinard, op. cit., p. 198-199.

[9] Université de Montréal, Service des bibliothèques, « J.-Omer Marchand, un géant de l’architecture au Québec », dans Guides par sujet, s.d., p.17.

[10] Johanne Pérusse, op. cit., p. 163.

[11] Université de Montréal, loc. cit., p. 4.

[12] Ibid

[13] Johanne Pérusse, op. cit., p. 160.

[14] Ibid, p.158-159

[15] François Hennebique (1842-1921) a déposé un brevet pour un type de béton armé en 1892, lequel préconisait l’usage d’étriers pour relier les fers longitudinaux. Cette méthode brevetée lui assure un avantage sur la concurrence et il a donc eu l’avantage d’un quasi-monopole jusqu’en 1910.  La méthode Hennebique est donc peu répandue en Amérique du lors de la conception du bain Généreux. Voir Jacques Gubler, « Le béton des inventeurs et des entrepreneurs », Histoire du béton. Naissance et développement, 1818-1970, Paris, Centre d’information sur le ciment et ses applications, 2009, p.14

[16] Johanne Pérusse, op. cit., p.159.

[17] Principes du style Beaux-Arts, Université de Montréal, loc. cit., p. 5.

[18] Johanne Pérusse, op.cit., p. 163

[19] Ibid, p. 160

[20] Université de Montréal, loc.cit., p. 19, et Johanne Pérusse, op.cit., p.162 et Guy Pinard, op.cit, p. 202.

[21] Guy Pinard, op.cit., p. 200

[22] Johanne Pérusse, op.cit,  p.161.

[23] Université de Montréal, loc.cit., p. 19.

[24] Ibid

[25] Ibid

[26] Johanne Pérusse, op.cit., p. 162.

[27] Lise St-Georges, op.cit, p. 14.

[28] Ibid, p. 15

[29] Ibid, p.16

[30] Margot de Roquefeuille, « Le bain Généreux de l’Écomusée du fier monde », Conserveries mémorielles, no 19, p. 6.

 


BIBLIOGRAPHIE :

DE ROQUEFEUILLE, Margot, « Le bain Généreux de l’Écomusée du fier monde », Conserveries mémorielles, no 19, 2016. En ligne. http://journals.openedition.org/cm/2361. Consulté le 26 septembre 2021.

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Ville de Montréal, Catalogue des Archives de Montréal, « Fonds Commission des services électriques de Montréal – 1896-1998 », Fonds VM098, Montréal, [En ligne]. https://archivesdemontreal.ica-atom.org/fonds-de-la-commission-des-services-electriques-de-montreal-1896-2005. Consulté le 1er décembre 2021.


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