La simplicité des illustrations de l’architecte inspiré notamment par Piet Mondrian rappelle le langage graphique des diagrammes architecturaux contemporains.
Ce dessin, effectué vers 1924 par l’architecte et designer Robert Mallet-Stevens est une représentation d’un projet de maison commandité par le grand couturier Jacques Doucet. Ce projet ne sera jamais réalisé.
La production de ce dessin fait suite au travail de l’architecte sur Une Cité Moderne, un recueil d’illustrations créé en 1917 puis publié en 1922, disposant du même exact style graphique, représentant la vision de la ville pour Mallet-Stevens à l’échelle architecturale. Dans le recueil, on peut noter que les bâtiments sont presque tous parfaitement symétriques et constitués de volumes orthogonaux simples, entourant une entrée centrale clairement visible : ces travaux de conception sont très inspirés du travail formel de Josef Hoffman. Le dessin du « Projet de maison de campagne pour Jacques Doucet » marque cependant une rupture assez subtile avec les architectures que Mallet-Stevens présentait précédemment. En effet, après avoir découvert et approché le mouvement De Stijl, l’architecte a conservé son vocabulaire orthogonal mais a modifié la grammaire visuelle de son langage architectural. Les volumes sont ici disposés en deux ailes de part et d’autre de l’entrée centrale, mais leurs angles par rapport à celle-ci ne sont pas droits. De plus, les ailes sont distinctement asymétriques. Les rares ornements des façades sont également une référence claire à De Stijl, étant constitués de motifs géométriques caractéristiques de l’art du mouvement.
L’illustration en elle-même est bien sûr plus intéressante que le projet non achevé auquel elle se rattache. Réalisée simplement avec diverses encres sur du papier bristol, sa simplicité est certainement sa caractéristique la plus évidente : elle devait être facilement reproductible et devait représenter le travail de l’architecte de manière succincte, afin de servir de carte de visite, d’exemple, de page de catalogue.
L’abondance du blanc et du vide rappellent la grammaire visuelle de certaines bandes dessinées lui donnant un aspect intemporel (dans son style en tous cas, même si on peut noter que la modernité du bâtiment représenté est aujourd’hui très datée). Les détails colorés, ici exclusivement les rares éléments végétaux, sont similaires à ceux des diagrammes architecturaux contemporains que l’on utilise pour décrire une fonction, un détail, un élément particulier en le surlignant dans un dessin architectural contemporain numérique comme un plan, une axonométrie, etc.
Les dessins de l’architecte comportent tous cette unique touche de couleur appliquées sur certains volumes ou détails (végétaux, toitures, colonnes) et rappellent parfois les quadrilatères monochromes de Piet Mondrian, un artiste et important contributeur de la revue De Stijl. Mallet-Stevens ne manquera pas d’emprunter à l’œuvre de Mondrian en reprenant ses agencements de rectangles pour des détails architecturaux, voir l’organisation en plans et volumes de plusieurs bâtiment dont l’exemple le plus flagrant est la villa Noailles. Le plan et les plafonds de cette villa sont de littérales reproductions de tableaux de l’artiste, en colaboration avec Louis Barillet. L’association entre Mondrian et Mallet-Stevens est plus qu’évidente lorsqu’on connait ces propos de l’architecte, sonnant comme une évidence mais étant fondateurs pour l’ensemble de ses projets : « L’architecture est un art essentiellement géométrique. Le Cube est la base de l’architecture, l’angle droit étant nécessaire. » (Robert Mallet-Stevens dans Bulletin de la vie artistique, Décembre 1924). Propos que le designer semble ici partiellement trahir avec la disposition des volumes.
Bibliographie :
BAUDEZ, Basile, « Architectures de papier. Dessins de Piranèse à Mallet-Stevens », dans Musée des Arts Décoratifs de Paris, 2015. En ligne. https://madparis.fr/architectures-de-papier-dessins-de
Richard KLEIN, « MALLET-STEVENS ROBERT – (1886-1945) », Encyclopædia Universalis. En ligne, consulté le 3 mars 2022. https://www.universalis.fr/encyclopedie/robert-mallet-stevens/
Yve-Alain BOIS, « STIJL DE », Encyclopædia Universalis. En ligne, consulté le 3 mars 2022. https://www.universalis.fr/encyclopedie/de-stijl/
Auteurs multiples (projet collaboratif avec références). « Une Cité Moderne ». Mallet-Stevens Robert – (1886-1945), 2017. En ligne. https://robertmalletstevens.blogspot.com/p/cite-moderne.html
Dans cet article que je vous recommande ; Robert Mallet-Stevens Architect 1886-1945 (1), les contemporains de R. Mallet-Stevens qualifient sa pratique comme préférant l’esthétique à l’innovation. Ces propos rejoignent plusieurs points de votre analyse où vous discutez d’une symétrie et d’une grammaire visuelle architecturale. L’article fait le compte rendu d’une exposition où l’utilisation de la gamme chromatique du mouvement De Stijl exprime cet intérêt de l’architecte pour le néoplasticisme. Il serait intéressant pour votre recherche de situer l’architecture de Robert Mallet-Stevens dans ce mouvement où la géométrie rectiligne, les couleurs pures et l’équilibre règnent. Le néoplasticisme provient directement de la revue De Stijl. Les liens que vous avez déjà établis avec les formes de la peinture iconique de Piet Mondrian qui se retrouvent littéralement dans les dessins présentés pourraient être renforcés. Puisque l’architecte respecte aussi les normes du néoplasticisme, l’architecture des dessins présentés ne rejoint pas cette époque De Stijl que par ses décorations, mais aussi par les formes qui composent ces architectures.
Un autre concept important qu’aborde l’article et qui devrait pousser, à mon avis, votre réflexion est le concept de Gesamtkunstwerk, ou œuvre d’art totale. R. Mallet-Stevens travaillait en collaboration avec d’autres artistes et sculpteurs pour parvenir à cette œuvre d’art totale. Vous parlez du plafond et de son détail de décoration, il serait intéressant d’analyser comment l’architecture est aussi œuvre dans cette Villa, et prouve ce souci de l’esthétique, reprenant des motifs du De Stijl pour affirmer cet essai de modernité.
(1) POPESCU, Carmen « Robert Mallet-Stevens Architect 1886-1945 », dans Journal of the Society of Architectural Historians, n. 65, 2006, p. 282-285. En ligne. Consulté le 10 mars 2022.
(2) Cet article sur le néoplasticisme est pertinent pour analyser le dessin que vous aurez choisi;
BOIS, Yve-Alain, « MONDRIAN PIET – (1872-1944) », dans Encyclopædia Universalis. En ligne. Consulté le 10 mars 2022.