Patrick Ward. Tours-clochers de la façade orientale revêtues de mosaïques polychromes, Temple expiatoire de la Sagrada Familia (1883-1926). Source : CARMEL-ARTHUR, Judith, Antoni Gaudí. L’architecte visionnaire, Nîmes, Maxi-Livres / Succès du livre, 2004 [1999], p. 1
Les tours-clochers de la façade de la Nativité de la Sagrada Família: la science et l’art au service de Gaudi et de son idéal d’élévation mystique
La Sagrada Famíia est un projet monumental qu’il serait difficile d’analyser dans sa totalité. Il s’agira donc de voir comment l’œuvre de Gaudi arrivera à être condensée dans cette photo des tours-clochers de la Façade de la Nativité de Patrick Ward, une synecdoque de ce Temple. C’est d’abord à cette partie du projet que Gaudi a travaillé avant sa mort. Comment s’exprime l’architecte Gaudi dans cette photo? Nous pensons notamment à l’intégration de l’architecture et de l’artisanat, à la transmission d’un message divin et aux innovations architecturales.
Nous ne connaissons pas les spécifications de la photo choisie : appareil utilisé, objectif, intensité lumineuse, filtres, retouches. Cette photo constitue la page de garde du livre Antoni Gaudi, L’architecte visionnaire publié pour la première fois en 1999. Nous regarderons attentivement « l’œuvre d’une œuvre » (Aymard, 2010) à partir de critères de l’analyse de la photographie d’architecture : sémantique, cadre et point de vue, volume et formes, lumière et couleurs, matériaux et ornements.
Cette photo comporte trois tours-clochers; la quatrième, partiellement incluse, est possiblement rognée pour les besoins de la publication. La Façade de la Nativité comporte quatre tours-clochers. Ce nombre de tours devrait, à la fin de la construction de la Sagrada Famíia, être multiplié par trois pour représenter les douze apôtres, soit quatre tours pour chacune des façades : la Nativité, la Passion et la Gloire (résurrection) . S’ajouteront six autres tours encore plus hautes : les tours de la Vierge et des quatre évangélistes, et la majestueuse tour du Christ. Avec 18 tours, la Sagrada Famííia sera le point le plus haut de Barcelone, à l’exception du mont Montjuïc, et cela, afin de ne pas dépasser l’une des créations de Dieu.
Le choix du sujet par le photographe, soit ces tours-clochers, rejoint l’idée-même de Gaudi : la présence constante et dominante du Temple expiatoire auprès des Barcelonais. Dans le cadre d’un projet à l’intention de Franciscains missionnaires à Tanger, resté à l’état d’ébauche, Gaudi « avait dessiné une forêt de tours-campaniles comme celles qui s’élèvent au-dessus de l’église de Barcelone (Crippa, 2015, p. 84) ». Les quatre premières tours-clochers ont été supervisées par Gaudi (1925) ou finalisées peu après sa mort (1927-1930). Une autre raison qui a aussi motivé notre choix de photo. Quant aux plans, dessins ou modèles réduits, ceux-ci ont été détruits lors de l’incendie de la crypte et de l’atelier de Gaudi en 1938. Malgré cela, nous allons tenter de présenter quelques autres documents significatifs.
Dans ce projet d’architecture, tout élément intégré par Gaudi vient symboliser quelque chose. Chacune de ces quatre tours est consacrée à un apôtre et leur hauteur varie selon l’importance accordée à chaque apôtre.
La photo d’un ciel bleu sans nuages a peut-être été retouchée. Mais, ce ciel n’est pas sans rappeler les visées religieuses de Gaudi : une élévation vers Dieu, un idéal de perfection. Sur la photo, les tours-clochers ne sont pas complètement verticales, ce qui accentue l’effet de hauteur : les lignes convergent vers un point virtuel dans le ciel, ce qui correspond au désir de hauteur de Gaudi.
Cette photo est esthétique, mais aussi informative : si elle fait entrer d’une part dans le monde minutieux, culturel et religieux de Gaudi, d’autre part, elle permet à l’observateur qui serait placé au pied de du Temple d’accéder aux détails des tours-clochers. Notons que des tourelles ornementées se retrouvent dans de nombreuses constructions de Gaudi; entre autres, la Casa Vicens (1883-1885), le Parc Güell (1900-1914) et la Casa Batlló (1904-1906). L’architecture gothique et l’ornementation du style mudéjar (Islam) ont influencé ces pinacles.
La structure des tours-clochers fait appel à une base carrée suivie d’un cône. La photo ne nous montre ici que le cône. Mais, il s’agit d’une innovation de Gaudi puisque les constructions des architectes antérieurs n’utilisaient pas cette structure. Gaudi avait déjà expérimenté cette technique, soit placer des pinacles sur des formes géométriques hexagonales ou carrées (ex. la maison Bellesguard). La géométrie est pour lui une passion.
La lumière est une composante importante de cette photo laissant percevoir à sa droite les reflets du soleil sur les tours-clochers, ce qui crée un effet d’ombre et de lumière. Le moment de la prise de vue, avec toutes les luminosités possibles dans la nature, apporte une unicité à la photo d’architecture. Ainsi, ces tours-clochers du Temple expiatoire sont appelées à changer avec le moment du jour. Les contrastes clair et obscur constituent « l’un des effets les plus recherchés par Gaudi dans toutes ses œuvres monumentales (Carandell, 2016, p. 133 ».
L’auteur [Andreu] imagine Gaudi pointant le doigt vers le pinacle des tours : « Regardez cette finition! N’est-il pas vrai qu’elle semble relier le ciel et la terre! Cet éclat des mosaïques sera ce que les navigateurs découvriront en premier lieu en approchant Barcelone. Quelle radieuse bienvenue! » (Puig Boada, 2002, p.36)
Accentuées par la lumière, les couleurs apparaissent très clairement sur les tours. Les pinacles, comme des « fleurons de céramique », relient le travail de Gaudi à « l’art nouveau » et organique. Pour celui-ci, architecture et artisanat sont intimement liés, ce qui était une particularité du mouvement Arts & Crafts (influence de Ruskin). Il utilise la technique de trencadis : revêtement des structures de petits morceaux de faïence et de verre colorés. Tout ceci contribue à mettre en évidence la polychromie dont il était un très grand adepte : « (…) la couleur est la vie, donc nous n’avons pas à déprécier cet élément, mais au contraire à l’inclure dans nos propres œuvres (Andreu dans Puig Boada, 2002, p. 85) ».
Comme nous le voyons ici, l’écriture sur les tours-clochers (hosanna, excelsis) n’est qu’un exemple de l’ornementation tant intérieure qu’extérieure de toute la Sagrada Famíia que la photo met en évidence. D’ailleurs, tant à l’intérieur du Temple que sur les façades, des messages sont donnés, non dans un but didactique, mais pour permettre aux fidèles de se souvenir des enseignements reçus.
Les quatre tours-clochers traduisent d’autres fonctions. La structure extérieure incite à découvrir ce qui s’y trouve. Des escaliers en colimaçon ont été conçus d’abord pour la personne chargée du fonctionnement des cloches. Un exploit architectural. Aujourd’hui, ces escaliers, même très étroits, permettent aux visiteurs de monter dans les tours.
Des ouvertures pratiquées sur ces tours semblables à des ruches d’abeilles permettront de faire jaillir de la musique. C’est en vue d’atteindre cet objectif que Gaudi a étudié les différentes possibilités musicales tant des cloches tubulaires que du mode de transmission des sons, à Barcelone. La Sagrada Família, un point de ralliement de la communauté!
Le style de la Sagrada Famíia ne se retrouve dans aucune autre cathédrale. Gaudi a mis ensemble, pour ne pas dire a réconcilié, divers mouvements et styles architecturaux en vue de répondre à son double objectif : donner à la Catalogne un style auquel elle pourra s’identifier et promouvoir la vie religieuse à laquelle il adhérait fortement. Cette mixité Arts & Crafts, Renaixença, néo-gothique, Modernisme, art religieux, qui aurait pu paraître impossible, donne à percevoir, avec tous ses sens, un monument unique. En arrière-plan de la photo est partiellement cachée une grue, ce qui laisse comprendre que la construction se poursuit. D’ailleurs, 2026, année prévue la fin des travaux, sera le 100e anniversaire de la mort de Gaudi.
Bibliographie
ARTIGAS, Isabel, Gaudí, l’œuvre complète 1852-1926, trad. par Annabelle Labbé, Cologne, Evergreen (Taschen), tome I et II, 2007, 599 p.
AYMARD, Gilles, Photo d’architecture, Paris, Groupe Eyrolles, 2010, 135 p.
CAILLETTE, Jean-Claude, Antoni Gaudi (1852-1926). Un architecte de génie, Paris, L’Harmattan, 2010, 298 p.
CARANDELL, Josep Maria, La Basilique de la Sagrada Família, Barcelone, Triangle Books, 2016, 239 p.
CARMEL-ARTHUR, Judith, Antoni Gaudí. L’architecte visionnaire, Nîmes, Maxi-Livres / Succès du livre, 2004 [1999], 80 p.
COLE, Emily. Grammaire de l’architecture, Paris, Larousse, 2013 [2003], 352 p.
CRIPPA, Maria Antonietta, Antoni Gaudí, 1852-1926. De la nature à l’architecture, Cologne, Taschen, 2015 [2003], 96 p.
CURTIS, William J. R., L’architecture moderne depuis 1900, Paris, Phaidon, 2006 [2004], 736 p.
LEMAIRE, David (dir.), Le Ciel devant soi. Photographie et architecture religieuse (Exposition du 2 juin au 17 septembre 2017). Paris / Somogy, éditions d’art, et Toulouse / Couvent des Jacobins, 2017, 159 p.
PUIG BOADA, Isidre (dir.), Antoni Gaudi. Paroles et Écrits, précédé de Gaudi, le scandale par Carles Andreu, trad. du catalan par Annie-Andreu-Laroche et Carles Andreu, Paris, L’Harmattan, 2002, 324 p.
ROE, Jeremy, Gaudí, Architecte et Artiste, trad. Elise Noetinger, New-York, Parkstone Press International, 2006, 207 p.
ZERBST, Rainer. Antoni Gaudi i Cornet – une vie en architecture, Köln-Tokyo, Benedikt Taschen / Rikuyo-Sha, 1985,
239 p.