La ville de Chicago connaitra une vague de démolition de plusieurs de ses fameux gratte-ciels dans les années 50 et 60, dont le Garrick Theater. Le photographe Richard Nickel viendra jouer un rôle clé dans la conservation et la mémoire des fameux ornements des bâtiments de l’architecte Louis H. Sullivan.
La photo ci-dessus est une prise de vue de la voute au-dessus de l’avant-scène du théâtre situé dans le Garrick Building, aussi connu sous le nom Schiller Building. La photo, prise entre 1958 et 1960, par le photographe Richard Nickel, rend parfaitement hommage à l’ornementation de l’architecte Louis H. Sullivan. On y voit les minutieux détails de l’arc ainsi que le rideau séparant l’avant et l’arrière-scène. La photo semble avoir été prise du balcon et pourrait bien représenter ce que le spectateur pouvait observer en attendant le début d’une pièce.
Redécouverte de l’ornement
Cette photo exprime toute la délicatesse et la complexité de l’ornementation de Sullivan. L’adoption d’une prise de vue latérale et en contre-plongée du proscenium apporte un caractère unique à notre vision de ce lieu. La contre-plongée permet d’accroitre l’importance de la voute en lui accordant un aspect supérieur, cette prise de vue est toutefois encore assez naturelle puisque le spectateur observe naturellement la voute d’en dessous. Ce qui apporte une nuance à cette vision naturelle est l’angle latéral, en effet seule une minorité de spectateurs ont ce point de vue précis dans la salle, la grande majorité a une vue frontale de la voute. Pourtant c’est cet angle exact qui rend un aperçu plus véridique de son ornementation. Il y a une sorte de sentiment d’unité et en même temps d’individualité de l’ornement qui émane de la photographie. Sur les huit arches de la voute, il est possible d’observer sur leur soffite, un modèle qui est récurent alors que les parties verticales des arcs sont différentes les unes des autres. De plus, l’usage du plâtre, grâce à sa capacité à être moulé, permet une répétition des formes et motifs. Sullivan a quand même décidé de ne pas répéter toujours la même frise, mais plutôt d’inclure des caractères distinctifs dans chacune d’entre elles.
The ornamental forms meld the geometry inherent in architecture inseparably with organic forms of nature and life itself. All create rhythmic energy that enhances and enlivens architectural form.
-Tim Samuelson
Sauver le Garrick : la photo comme outil
Richard Nickel commencera à travailler sur l’architecture de Sullivan dès 1953, dans le cadre d’un de ses cours au Illinois Institute of Technology (IIT), lors d’un projet de documentation sur les bâtiments de Adler & Sullivan du professeur Aaron Siskind. Son intérêt envers Sullivan ne fera que grandir au cours de sa vie et continuera de photographier son œuvre.
En 1960, le Garrick Building sera menacé de démolition et cela marquera le début d’un énorme effort de préservation de la part de Nickel, auquel il sacrifiera près de 2 ans de sa vie. Il organisera entre autres une ligne de piquetage devant le bâtiment et écrira des multitudes de lettres afin de recevoir de l’aide et d’empêcher la destruction de l’édifice qu’il considérait comme l’incarnation du corps et de l’intellect créatif de Sullivan. Il correspondra avec de nombreux architectes, acteurs du milieu culturel et social, ainsi qu’avec le maire de Chicago de l’époque, Richard J. Daley.
Il est particulièrement intéressant de voir le rôle que joueront ses photographies dans son travail de préservation de l’héritage de Sullivan. Dans une lettre adressée à Leigh Block, dans laquelle il tente de convaincre ce collectionneur d’art de lui donner son appui, il décide d’y joindre une image. Cette photographie a comme sujet la voute du proscenium, on peut alors imaginer que c’est la photo de notre analyse ou une qui lui ressemble fortement. Nickel utilisera alors cette photo comme outil de persuasion, pour «donner une idée de ce qu’ils sont sur le point de perdre.»
La photographie de Nickel jouera un rôle de documentation de l’architecture de Sullivan, de sa démolition et de la préservation. Malheureusement, malgré tous les efforts de Richard Nickel et ses collègues, le Garrick Building sera finalement détruit en 1961, les propriétaires ayant obtenu le permis de démolition. Les photographies montrent toutes les phases par lesquelles passeront le bâti et ses ornements. Nickel retournera sur les lieux imortaliser pour une dernière fois le théâtre et y prélevera des ornements. Tout le travail de Nickel permet de garder la mémoire vivante de l’œuvre de Sullivan.
Bibliographie
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