Un monde à refaire : Cross et Tibbs face aux ruines, 1941

Fig. 1. Arthur Cross et Fred Tibbs, Bomb Damage at the Holborn Viaduct, 1941, William Haywood, Viaduc de Holborn, 1869, Londres.
Source: Museum of London prints

En réponse à un bombardement allemand qui ravage une grande partie de la ville de Londres en 1940, Arthur Cross et Fred Tibbs produisent une image forte : Bomb Damage at the Holborn Viaduct, 1941 (Fig. 1). Elle dépeint le viaduc du quartier de Holborn en morceaux après sa destruction par le Parti nazi dirigé par Adolph Hitler, dès 1933. Ces ruines parleront d’elles-mêmes de l’histoire à travers cette photographie frappante et affirmée.     

Un vide qui submerge

Devant cette photographie, un grand vide s’installe. Bien que la destruction et le néant se fassent sentir, elle submerge son regardeur. Sa composition est particulière. L’élément principal qui s’y retrouve est une colonne positionnée sur le premier tiers vertical de l’image; cette colonne texturée semble flotter sur un sol qui s’est écroulé. Cette dite colonne conserve son chapiteau orné décoré d’une petite horloge. En contraste avec cette ligne verticale, un deuxième axe horizontal, formé par un morceau de la structure, constitue avec elle un angle droit. Il est le seul élément, outre son socle, qui permet à la colonne de ne pas tomber. Au sol, les fondations du viaduc sont dévoilées sous une forme de quadrillé. Sur ces dernières sont empilés de nombreux débris, des tuyaux et des fils électriques. Ce viaduc de Holborn deviendra, d’ailleurs en 1882, la Edison Electric Light Station, la toute première centrale électrique au charbon du monde (Fig. 2). Il représente donc une grande innovation industrielle. Aux extrémités droite et gauche, on aperçoit des murs appartenant au viaduc qui tiennent encore en place, mais qui sont, sans surprise, défigurés. Le mur de gauche présente des colonnes toujours bien ancrées qui forme un contraste intéressant avec celle qui se trouve au centre gauche de l’image. À l’arrière-plan, se trouvent à nouveau des ruines moins perceptibles devant un ciel particulièrement lumineux. Ce ciel semble chargé d’une sorte de fumée ou bien d’une poussière très dense.

De l’innovation à la circulation

L’architecte William Haywood et l’ingénieur Rowland Mason Ordish sont chargés de la construction du viaduc de Holborn (Fig. 3) qui s’étale de 1863 à 1869. C’est dans le contexte de l’époque victorienne, généralement associée au règne de la reine Victoria (1837-1901) sur l’Angleterre, qu’émerge ce bâtiment. L’élaboration de celui-ci s’inscrit dans le cadre d’un programme de travaux publics chapeauté par la reine. Ce programme consiste à améliorer l’accès à la ville de Londres depuis le West End. Cette construction, s’étalant sur près de 430 mètres, fera partie d’un ensemble de voies de circulation qui sera inauguré la même journée, le 6 novembre 1869, par la reine elle-même (Fig. 4). Le pont Blackfiars par Joseph Cubitt (1864-1869) sera conçu par la même occasion. Le fait que tout ceci ait lieu à l’époque où Victoria règne sur l’Angleterre n’est pas anodin. On parlera effectivement de ce moment de l’histoire anglaise comme de l’apogée de sa révolution industrielle. De nombreux bâtiments célèbres de Londres sont érigés à l’époque victorienne. On peut également associer le viaduc à la période victorienne parce qu’il renvoit à de nombreux styles qui se rencontrent. Entre autres, à une forme de néo-classicisme, avec ses nombreuses statues très nobles (Fig. 5) et au néo-gothique, par son ornementation particulièrement marquée qui devient partie intégrante de la structure constructive.

Le reflet d’un monde instable

Revenons maintenant à Cross et Tibbs, ces deux hommes qui collaborent dans le cadre de la prise de vue qui anime ce travail. Ils se voient approchés à l’époque par la presse qui leur demande de couvrir les fameux bombardements qui affectent la ville de Londres au début des années 40. Ce n’est donc pas dans un objectif exclusivement artistique que la photographie est produite. En ayant cette information en tête, il devient intéressant de s’interroger sur le reste des photographies qu’ils produisent dans le cadre du même évènement qui, bien sûr, ne concerne pas uniquement le viaduc de Holborn. Les images qui sont conservées dans les archives visuelles de la ville de Londres sont très variées. On a accès autant à des intérieurs qu’à des extérieurs. Bien que l’on retrouve dans leur production des prises de vue plus classiques (Fig. 6), l’instabilité semble être une variante qui intéresse particulièrement les photographes et qui revient à de nombreuses reprises (Fig. 7). Cette présence d’une instabilité flagrante des éléments dans les photographies de Cross et Tibbs pourrait bien parler de leur vision du monde de l’époque. Il ne serait pas surprenant que, dans le contexte européen de la Seconde Guerre mondiale, des artistes désirent s’exprimer non seulement sur un déséquilibre politique mondial, mais aussi sur une vie qui ne rime plus qu’à s’attendre au pire à chaque instant. La paix, la tranquillité et même la vie de tous ne tiennent plus qu’à un fil, comme la colonne de notre image. L’isolement de cet élément instable prend alors un sens important. Les ruines fragiles semblent être le sujet parfait pour tenir ce genre discours à travers la photographie, elles résultent d’une instabilité flagrante.

La photographie devant la destruction éphémère

Éric Fournier étudie dans son texte Les photographies des ruines de Paris en 1871 ou les faux-semblants de l’image (Fournier, 2006, p. 137-151.) la production d’images photographiques couvrant les ruines éphémères. Ce texte résonne dans le cadre de notre étude parce que les ruines produites à Londres par les bombardements allemands du début des années 40 correspondent, elles aussi, à ce caractère temporaire. En effet, en citant l’auteur Ernest Lacan, Fournier écrit : « […] [Ernest Lacan] fait du photographe la figure inverse du démolisseur : si le second détruit à jamais, le premier conserve pour l’éternité, constituant ainsi de précieuses archives de civilisation. Confrontés aux ruines éphémères de la capitale, les photographes, dans la continuité de la mission héliographique, se sentent plus que jamais investis de la fonction de les fixer sur le papier » (Fournier, 2006, p.140.). En citant indirectement cet homme, notre auteur rapporte la photographie de ruines davantage à une mission photographique de conservation qu’à une volonté d’expression de la part des artistes. Cette manière de voir la chose est certainement pertinente et ne devrait pas être négligée. Par ailleurs, dans le cas de Cross et Tibbs, j’associerais cette volonté missionnaire plutôt au commanditaire, la presse. Il n’est donc pas impossible de voir amalgamées dans l’image présentée par ce travail deux visions séparées, celle du client et celle des photographes eux-mêmes, qui n’en forment plus qu’une seule.

La photographie du viaduc de Holborn est particulière finalement, pour ce contraste créé entre le choix de la colonne qui demeure conservée pratiquement intacte et tous ces débris qui s’étendent sur une grande distance. L’image pourrait, en se concentrant sur cette forme d’antithèse, vouloir parler de survivance. Elle rapporte encore une fois au contexte de la prise de vue. Les plus forts et les plus riches seulement arriveront à survivre à la guerre qui détruit tout sur son passage. Bien que la photographie ne représente bêtement que des ruines, une colonne solitaire, elle devient presque qu’une allégorie et un symbole. Cette perception particulière du bâti ne pourrait pas exister sans l’intervention d’Arthur Cross et de Fred Tibbs.

Bibliographie

BEYAERT, Anne. « La photo de presse: temps, vérité et photogénie (trois modèles de la photo de presse) » Recherches sémiotiques, vol. 28, n˚ 1-2, 2008, p. 209–231. En ligne. https://id-erudit-org.proxy.bibliotheques.uqam.ca/iderudit/044597ar. Consulté le 15 octobre 2021.

BOUCHIER, Martine. « Le moment politique des ruines » Frontières, vol. 28, n˚ 1, 2016. En ligne. https://id.erudit.org/iderudit/1038865ar. Consulté le 15 octobre 2021.

FOURNIER, Éric, « Les photographies des ruines de Paris en 1871 ou les faux-semblants de l’image », Revue d’histoire du XIXe siècle, n˚ 32, 2006, p. 137-151. En ligne.  http://journals.openedition.org/rh19/1101. Consulté le 15 octobre 2021.

MOSSER, Monique, « ANGLAIS (ART ET CULTURE) – Architecture », Encyclopædia Universalis. En ligne. http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/anglais-art-et-culture-architecture/. Consulté le 15 octobre 2021.

TURCOTTE, Jean-Michel, « Il faut détruire l’Allemagne ! » Les bombardements stratégiques (1939-1945) vus par le London Times, le Daily Herald et le Manchester Guardian, Actes du 13e Colloque international étudiant du Département d’histoire de l’Université Laval, 12 au 14 février 2013, Laval, Artefact, 2014, p. 215-231.

One thought on “Un monde à refaire : Cross et Tibbs face aux ruines, 1941

  1. Christina Contandriopoulos

    Bonjour, la photo et le titre sont intriguant mais pourriez-vous indiquer le lieu (Viaduc à Londres, nom de l’architecte?) et la date de la photographie dans le titre ou la courte description? J’espère aussi que votre description permettra de bien saisir l’intérêt de l’architecture de ce viaduc.

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