De l’ivresse de la nouveauté consumériste à la réoccupation de décombres par des artistes de la fin du siècle: l’évolution du néoclassique « Friedrichstrasse Passage » de Berlin, depuis sa construction par le Bureau du Bâtiment Impérial de Franz Ahrens, en 1908.
Grâce à la lumière naturelle, à la hauteur des arches et aux lampes suspendues, une sensation de rêve se dégage de cette photographie noire et blanc de 42 cm par 40 cm prise par P.A. Lebrun, en 1913. Au moyen des effets créés avec l’appareil stéréoscopique, notre œil suit le mouvement des flâneurs vers la nef où trône le dôme de verre lumineux de 48 mètres de haut et de 30 mètres de diamètre. Comme il serait joyeux de pouvoir comme eux, s’y rendre et le contempler ! Cette prise de vue a été rendue possible tout d’abord grâce aux plafonds de verres intégral, faisant entrer assez de lumière pour la photographie d’intérieur et grâce aussi à la passerelle sur laquelle le photographe se tient et qui fait la liaison entre les cotés latéraux du passage. Ce point de vu a permis au photographe de capter les éléments architecturaux à gauche comme à droite et du sol jusqu’à la limite du plafond de verre. On y voit les commerces s’étalant jusqu’à la coudée de la dernière partie du passage menant à Oranienburger Strasse et reprenant ainsi le tracé du terrain. Le sol fait de mosaïque de verre clair permet une balade sans risques de salissures. L’exploration est conviviale et pittoresque. Bien protégé des agressions extérieures, éclairé à merveille et pleinement fourni de produits luxueux, le passage invite le bourgeois dans son refuge de goût au milieu de la ville sale, bruyante et inamicale. N’ayant aucune information à son sujet, on pourrait imaginer que l’auteur s’adonne ici à la photographie amateur. Son intention plastique était probablement de capter le mouvement et à travers ce principes, il fait honneur aux avancées techniques de son époque (la photographie en est le premier exemple), car il s’agit entre autres d’immortaliser le premier grand bâtiment en béton armé d’Allemagne. D’autre part, le dôme de la salle lumineuse entre les grandes arches avec sa section semi-circulaire à nervures en béton armé est aussi le premier du genre au monde. Enfin, les piliers et les surfaces murales ne sont pas décorés de formes en dernier temps, comme auparavant, car le moule en béton armé est fabriqué et préparé dès le gros œuvre. Définitivement, l’ensemble de la prouesse technique sur ce bâtiment élevé en seulement 15 mois est subjuguante pour l’époque et le photographe immortalise toutes ces particularités, ainsi que cette nouvelle catégorie de personnes que sont les flâneurs, captés en pleine ivresse de nouveauté et donnant sa raison à l’ensemble.
« Les Cafés se garnissent
De gourmets, de fumeurs,
Les théâtres s’emplissent,
De joyeux spectateurs.
Les passages fourmillent,
De badauds, d’amateurs,
Et les filous frétillent,
Derrière les flâneurs. »[1]
Hoehne, I.L. (2019). À droite: Photographie du Passage de la Friedrichstrasse, dans la salle du dôme. À gauche: Photographie du Passage de la Friedrichstrasse; Sculptures par le sculpteur Pritel, 1908. (p.76). Figures 65 et 66. Das TACHELES in Berlin vom Passage-Kaufhaus zum. Der Nutzungswandel einer Bautypologie im Kontext soziokultureller Stadtentwicklung. [Thèse, Technische Universitàt Wien]. https://repositum.tuwien.at/handle/20.500.12708/11450
Le bâtiment fut érigé de 1907 à 1908 sous la direction de Franz Ahrens, conseiller impérial de la construction et ouvert en 1909 sous le nom de « Friedrichstrasse Passage ». Sa conception est probablement influencée par lune typologie des passages datant de la Restauration, en France (tel le Passage du Caire, ou Véro-Dodat, par exemple). L’ensemble du complexe s’étend sur 8800 m² et il se compose de deux immeubles de cinq étages. Au centre, le passage de 13 mètres en largeur, par 170 mètres en longueur est surmonté d’une toiture de verre à caissons suspendue à la structure du toit d’une hauteur d’environ 19 mètres. Nous pouvons glaner quelques détails de fabrications des ornements de la nef conçus par les sculpteurs Hans Schmidt et Richard Kühn, en Figure 3. Ces derniers ont aussi créé la décoration sculpturale des façades en calcaire coquillier. La zone du socle se distingue ici par des blocs de calcaire rustique, tandis que la façade des étages supérieurs est recouverte de marbre poli et de plaques de porcelaine. Sur l’ensemble du passage se répartissent quarante neuf axes de fenêtres avec, comme pour la façade extérieure, une grande vitrine continue au rez-de-chaussée et une fenêtre divisée en trois parties de même largeur aux étages supérieurs. Sur les façades intérieures, les arcs en plein cintre du troisième étage se distinguent des autres étages. Les plans peuvent nous indiquer un certain nombre d’aspects sur la conception de l’ensemble.
Wasmuth, E. (dir.) (1909). (sans titre).(p.476-477). Berliner Architekturwelt, Zeitschrift für Baukunst, Malerei, Plastik und Kunstgewerbe der Gegenwart. Architektur-Buchhandlung. https://archive.org/details/berlinerarchitek04vere
Wasmuth, E. (dir.) (1909). (sans titre).(p.476-477). Berliner Architekturwelt, Zeitschrift für Baukunst, Malerei, Plastik und Kunstgewerbe der Gegenwart. Architektur-Buchhandlung. https://archive.org/details/berlinerarchitek04vere
Les plans de Ahrens ci-dessus sont de piètre qualité, mais ce sont les seuls exemplaires numérisés et disponibles à ce jour. Hoehne Insa Luise utilise aussi ceux-ci dans son travail de thèse sur le bâtiment, en 2019. Fort heureusement, celle-ci y propose aussi un autre plan (Figure 6), où on peut voir clairement les entrées et les sorties, les cages d’escalier, les cours, les cages ascenseurs.
Hoehne, I.L. (2019). Passage de la Friedrichstrasse ; plan du rez-de-chaussée de 1909. (p.72). Figure 60. Das TACHELES in Berlin vom Passage-Kaufhaus zum. Der Nutzungswandel einer Bautypologie im Kontext soziokultureller Stadtentwicklung. [Thèse, Technische Universitàt Wien]. https://repositum.tuwien.at/handle/20.500.12708/11450
Les surfaces du bâtiment se répartissent comme suit entre les étages : Le sous-sol (« keller ») du Passage abrite les installations centrales du grand magasin et de son personnel (entrepôts, vestiaires, toilettes, chauffage, pompage…). Les cinq étages situés au-dessus, y compris le rez-de-chaussée et l’entresol, abritent les surfaces de vente des magasins. Les cinq étages ont des plans identiques, dans une trame de piliers, la répartition des tailles et des surfaces commerciales est libre. Des salles spéciales se trouvent à l’entresol et enfin, au dernier étage se trouve un magasin d’alimentation. Tout fonctionne en vase communicant grâce à trois ponts pour les traversées horizontales; dix cages d’escalier pour les dessertes verticales ; douze ascenseurs, plus dix ascenseurs de charge; six escaliers en spirale; trois entrées; sept cours dont cinq carrossables et deux piétonnes; un accès direct à la station de métro Oranienburger Tor et pour finir, dans la salle du dôme deux escaliers se font face sur les façades et permettent d’accéder directement au premier étage. Le socle, les arches, le dôme et le fronton reposant sur des colonnes rappellent un style d’architecture d’influence néoclassique. Les sculptures de personnages font penser à celle que l’on peut retrouver dans les cathédrales de style gothique et ce nouveau concept de temple du commerce rappelle la place qu’occupait l’église gothique et son parvis, comme centre de la vie politique et culturelle au Moyen-Âge.
Hoehne, I.L. (2019). À gauche: Photographie du Passage de la Friedrichstrasse 5e étage, entrée de la halle aux poissons, 1909. À droite: Photographie du Passage de la Friedrichstrasse, vue du 5e étage; département d’épicerie, 1909.(p.79). Figure 73 et 74. Das TACHELES in Berlin vom Passage-Kaufhaus zum. Der Nutzungswandel einer Bautypologie im Kontext soziokultureller Stadtentwicklung. [Thèse, Technische Universitàt Wien]. https://repositum.tuwien.at/handle/20.500.12708/11450
« Les idéaux sont ruinés, sauvez la ruine ! » [2]
Le bâtiment situé au cœur de Berlin, connu aujourd’hui dans le monde entier sous le nom de « Kunsthaus Tacheles », a connu depuis sa construction des bouleversements énormes dans son utilisation. En 1908, construit comme un temple monumental de la consommation, le bâtiment est saisie en 1914 et repris par l’A.E.G. comme maison d’exposition. Il est ensuite réoccupé temporairement par le S.S. et détruit en parti durant la deuxième guerre mondiale. Le dôme est démolit en 1980 et enfin, des artistes et des activistes réoccupent les lieux, les rebaptisant Tacheles, dans les années 1990 et 2000. Après la légalisation et l’expulsion 20 ans plus tard de cette communauté, le fragment restant du bâtiment est actuellement reconstruit par les architectes Herzog & de Meuron. Les changements d’utilisation des lieux et les travaux de transformation et d’extension de son architecture suivent l’évolution de la société berlinoise. Ce bâtiment témoigne donc des changements de la perception de l’espace public, dans la société.
Hoehne, I.L. (2019). En haut: Photographie de la « Maison de la technologie » ; Construction de la porte de la Friedrichstrasse avec inscription AEG, 1928. En Bas: Photographie de la « Maison de la technologie » ; Façade de la Friedrichstrasse avec publicité au néon, la nuit, 1928. (p.87). Figure 79 et 80. Das TACHELES in Berlin vom Passage-Kaufhaus zum. Der Nutzungswandel einer Bautypologie im Kontext soziokultureller Stadtentwicklung. [Thèse, Technische Universitàt Wien]. https://repositum.tuwien.at/handle/20.500.12708/11450
Hoehne, I.L. (2019). Photographie de la Façade sur Friedrichstrasse avec le drapeau N.S.D.A.P., 1944. (p.96). Figure 91. Das TACHELES in Berlin vom Passage-Kaufhaus zum. Der Nutzungswandel einer Bautypologie im Kontext soziokultureller Stadtentwicklung. [Thèse, Technische Universitàt Wien]. https://repositum.tuwien.at/handle/20.500.12708/11450
[1] Lemoine, E. Paris la nuit, cit. dans : Benjamin, W. (1989). Paris : Capitale du XIXème siècle – Le livre des passages. (p.74). Les Éditions du Cerf, Paris
[2] Schütze, E. : « Die Ideale sind ruinert, rettet die Ruine! » Dans : Berliner Nr.245. Berlin 19./20.10.2019, S.10. Cit. dans: Hoehne, I.L. (2019). Das TACHELES in Berlin vom Passage-Kaufhaus zum. Der Nutzungswandel einer Bautypologie im Kontext soziokultureller Stadtentwicklung. [Thèse, Technische Universitàt Wien]. https://repositum.tuwien.at/handle/20.500.12708/11450…
BIBLIOGRAPHIE
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Benjamin, W. (1989). Paris: Capitale du XIXème siècle – Le livre des passages. Les Édition du Cerf, Paris.
Bögel, Grant et Schall. (n.d.).Tu-Berlin : Lehforschung Tacheles Berlin, Mythos Ruine. https://www.fgl.tu-berlin.de/lehre/lehrforschung-tacheles
BRESSANI, Martin ; SEALY, Peter. (2016). L’architecture recadrée : la photographie et le nouveau régime visuel dans la presse architecturale après 1870 In : Architectes et photographes au XIXe siècle [en ligne]. Paris : Publications de l’Institut national d’histoire de l’art. https://doi.org/ 10.4000/books.inha.7092.
Flusser, V. (1996). Pour une philosophie de la photographie. Paris : Circé
Hoehne, I.L. (2019). Das TACHELES in Berlin vom Passage-Kaufhaus zum. Der Nutzungswandel einer Bautypologie im Kontext soziokultureller Stadtentwicklung. [Thèse, Technische Universitàt Wien]. https://repositum.tuwien.at/handle/20.500.12708/11450
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Rattenbury, K. (Ed.), (2002). This is Not Architecture: Media Constructions. New York: Routledge
Wasmuth, E. (dir.) (1909). Berliner Architekturwelt, Zeitschrift für Baukunst, Malerei, Plastik und Kunstgewerbe der Gegenwart. Architektur-Buchhandlung. https://archive.org/details/berlinerarchitek04vere