La maison Melnikov – Un modèle expérimental

K. Melnikov. Original version of the house submitted for approval from the Gubernatorial Engineer’s Department. General plan, floor plans, section, façade. 1927.
(Source : KUZNETSOV, Pavel, The Melnikov House: Icon of the Avant-Garde, Family Home, Architecture Museum, Berlin, DOM Publishers, 2013, p. 78.)

À la fin des années 1920, on assiste en URSS à une crise du logement sans précédent. Dans la foulée de l’industrialisation mondiale et du resserrement des politiques économiques, de nombreux paysans sont contraints à migrer vers les centres urbains afin de contribuer à la prospérité de l’État soviétique. Les administrations municipales, en vue de résoudre la problématique, s’associent avec des équipes d’architectes. En émane nombre de projets de maisons communes dont la construction stimule la main-d’œuvre et l’industrie, gage de la posture communiste valorisée par le gouvernement et mêlée à la notion de progrès à l’époque. Cet enjeu de la crise du logement, conjugué aux contraintes du programme d’industrialisation de l’État, contribue à façonner le mouvement constructiviste au sein de l’architecture soviétique.

View of the southeast façade. D. Esakov. 2016. Photo.
(Source : KUZNETSOV, Pavel, The Melnikov House: Icon of the Avant-Garde, Family Home, Architecture Museum, Berlin, DOM Publishers, 2013, p. 149.)

Construite entre 1927 et 1929, la maison Melnikov témoigne du dialogue contrasté, voire contradictoire, entre les enjeux socioéconomiques de l’époque et la singularité de la vision de son architecte, Konstantin Melnikov. Le projet, situé au cœur de la ville de Moscou, se détache de la typologie résidentielle traditionnelle dominante dans le quartier par sa forme caractéristique composée de deux cylindres imbriqués l’un dans l’autre ainsi que par sa fenestration hexagonale particulière sur la façade nord. Le caractère singulier de la maison est d’autant plus remarquable qu’elle n’occupe qu’une fraction de la superficie du lot sur lequel elle s’érige, évoquant à la fois l’excentricité du projet ainsi que la solitude de l’architecte qui, bien qu’influencé par la forme constructiviste, refuse de s’identifier au mouvement.

View of the Melnikov House from the northeast. D. Esakov. 2016. Photo.
(Source : KUZNETSOV, Pavel, The Melnikov House: Icon of the Avant-Garde, Family Home, Architecture Museum, Berlin, DOM Publishers, 2013, p. 6)

La représentation de la maison à l’étude est la version originale des plans telle que soumise par Melnikov au département d’ingénierie de Moscou préalablement à l’approbation du projet. On y observe quatre (4) plans de niveaux – un pour chaque étage de la maison –, une élévation de la façade sud, une coupe longitudinale ainsi qu’un plan de masse. Les dessins sont peu techniques; ils ne présentent que la forme de la structure extérieure, la configuration des paliers et des escaliers ainsi que certains éléments structuraux. Seul le plan de masse présente des cotations; l’élévation et la coupe ne disposent que d’une échelle placée en légende au bas de l’image. Les plans de niveaux ne disposent quant à eux d’aucun indice d’échelle. Le détail du programme de chaque étage n’est pas non plus dévoilé sur les plans. Afin de favoriser la compréhension des plans de niveaux, néanmoins, la partie murale cylindrique ceignant chacun des paliers est mise en évidence par un trait rouge. Cet ajout permet de comprendre que les deux premiers étages occupent la superficie complète du bâtiment, tandis que les deux supérieurs ne s’étendent chacun que sur l’un des cylindres. Au niveau de la coupe, un remplissage rouge permet d’identifier le mur du côté de la façade ainsi que deux détails structuraux servant à renforcer le bâtiment. La couleur jaune est également utilisée afin de faire ressortir les paliers, encore une fois dans l’optique de favoriser la compréhension des plans qui, présentés en deux dimensions, sont susceptibles de porter à confusion. Ces détails permettent ainsi de constater l’asymétrie quant à la hauteur de chaque étage, mais la qualité hiérarchique des différents paliers en lien avec leur forme et leur fonction respectives n’est pas représentée. Cet aspect joue pourtant un rôle majeur au sein du projet réalisé, la séparation des pièces étant hautement réfléchie et présentant une dimension à la fois organique et programmée. L’expérience intérieure de la maison, de la chambre des maîtres jusqu’au studio d’artiste, en passant par la cuisine et le salon, est comprise en tant que suite complémentaire offrant des ambiances distinctes, attribuant au bâtiment une certaine capacité autarcique.

La qualité plutôt conceptuelle de la représentation témoigne du stade primitif auquel elle a été dessinée. Comme l’indique la mention « Indicatif – bâtiment résidentiel » [traduction libre], les plans n’ont pas pour objet d’établir les modalités de construction de la maison, mais bien d’exposer à la municipalité l’idée générale du projet. Les dessins sont de fait tracés par l’architecte lui-même et, bien que certains détails ne soient pas présents sur ces plans – notamment la fenestration hexagonale qui ne fait à ce stade-ci pas encore partie du projet –, l’essence avant-gardiste et singulière de sa vision architecturale transparait néanmoins. Les traits simples et épurés traduisent une quête de renouveau formel caractéristique à l’architecture d’habitation de l’époque et s’expliquant par la contrainte imposée par la problématique de la crise du logement couplée à une limitation des ressources matérielles à disposition.

Melnikov System house-commune ‘multifoil‘. Plans. Sections. K. Melnikov. 1929. Photo reproduction.
(Source : KUZNETSOV, Pavel, The Melnikov House: Icon of the Avant-Garde, Family Home, Architecture Museum, Berlin, DOM Publishers, 2013, p. 30.)

Il est possible de discerner sur le plan de pâles esquisses – des escaliers et de l’intérieur des cylindres, notamment – vraisemblablement tracées au plomb et rappelant le processus de réflexion de l’architecte. L’utilisation de la forme cylindrique, l’un des aspects distinctifs du projet, s’inscrit en effet dans le cadre d’un raisonnement plus large que celui de la maison individuelle telle que réalisée. Si le projet est approuvé en 1927, ce n’est qu’à titre de modèle expérimental pour la conception ultérieure de maisons communes ; Melnikov propose en janvier 1929 une série de plans d’habitations composées de cylindres emboîtés, hautement semblables à ceux de sa propre maison. Bien que la réalisation de ces projets n’aura jamais lieu, leur développement soulève des contraintes matérielles propres au contexte, ce qui donne lieu à des spécificités techniques particulières, notamment quant aux qualités structurales de la maison. Le manque de certains matériaux réservés au programme d’industrialisation de l’époque, tels que le fer et le béton, incite ainsi l’architecte à favoriser l’utilisation de matériaux traditionnels, par exemple la brique et le bois. La forme hexagonale des fenêtres, certes esthétiquement remarquable, est avant tout un choix technique, contribuant à renforcer la structure du bâtiment cylindrique. Au même effet, on retrouve également une grille alvéolaire de bois sous les planchers qui permet d’économiser sur les matériaux sans compromettre la structure. De tels choix s’inscrivent manifestement dans l’objectif de production d’habitations à un coût minime, inévitable à cette époque post-révolutionnaire.

Membrane structure between the 1st-floor bedroom and 2nd-floor studio during construction. 1928. Photo.
(Source : KUZNETSOV, Pavel, The Melnikov House: Icon of the Avant-Garde, Family Home, Architecture Museum, Berlin, DOM Publishers, 2013, p. 218.)

Dans des circonstances où l’accès au logement est hautement limité, le projet d’une maison individuelle située au cœur de la capitale et adaptée aux besoins d’une seule famille semble bien rétrograde; c’est par ailleurs ce qui suscitera la critique dès l’achèvement du projet. La réflexion derrière ces plans caractéristiques, comme mentionné préalablement, n’est pourtant pas sans envisager les considérations sociales, politiques et économiques de l’époque. Encore que certains doutent du bienfondé de ces préoccupations – d’aucuns émettent l’hypothèse du subterfuge quant à la conception de maisons communes qui n’auraient servi qu’à justifier le projet de maison individuelle –, il n’en demeure pas moins que le travail architectural de Melnikov, sur sa maison tout particulièrement, est empreint d’oppositions contrastées entre les sphères privée et publique, l’ouverture et la fermeture, le travail et le loisir, la symétrie et l’asymétrie. Si la forme cylindrique, les fenêtres éparses, le revêtement plâtré et blanchâtre ainsi que l’isolement de la maison évoquent l’église orthodoxe traditionnelle, il en émerge une contradiction sans doute des plus saisissantes au sein même de la vision de l’architecte : « … regardless of its revolutionary radicalism, the Melnikov House echoes tradition, as all great architectural works do. » (Pallasmaa, 1996, p.10) 

Melnikov house: under construction, showing the method of laying bricks to create hexagonal openings. Photographer unknown. 1920s.
(Source : STEVENS, MaryAnne, et al. (dir.), Building the Revolution : Soviet Art and Architecture 1915-1935 (catalogue d’exposition), Londres, Royal Academy of Arts, 2011, p. 201.)

La vision architecturale singulière de Melnikov marque sans équivoque l’architecture soviétique post-révolutionnaire. Ses projets construits à travers l’Europe et notamment en URSS resteront des icônes de la période d’industrialisation du pays. Son travail conférera une esthétique indissociable à cette époque chargée d’histoire. Néanmoins et en dépit de cet apport considérable à la société soviétique, Konstantin Melnikov demeurera un artiste solitaire, excentrique et isolé, et sa maison en restera le plus poignant témoignage.

Bibliographie :

  • BUENO DE MEZQUITA, Nicholas, « Melnikov House », dans MaryAnne STEVENS et al. (dir.), Building the Revolution : Soviet Art and Architecture 1915-1935 (catalogue d’exposition), Londres, Royal Academy of Arts, 2011, p. 200-205.
  • IKONNIKOV, Andreï, « L’architecture de l’habitation. 1924-1932 », L’architecture russe de la période soviétique, Liège, Pierre Mardaga Éditeur, 1990, p. 123-142.
  • KUZNETSOV, Pavel, The Melnikov House : Icon of the Avant-Garde, Family Home, Architecture Museum, Berlin, DOM, 2017, 223 p.
  • PALLASMAA, Juhani, The Melnikov House, Londres, Academy Editions, 1996, 80 p.
  • RINNEKANGAS, Rax, The Melnikov House, Helsinki, Oy Bad Taste LTD, fichier vidéo, son, couleur, 2007, 56 min. 40 s.

One thought on “La maison Melnikov – Un modèle expérimental

  1. Contandriopoulos, Christina

    Excellent choix de sujet. Votre remise préliminaire est complète et bien écrite mais je vous encourage à compléter et à approfondir votre description du dessin choisi. Il faudrait par exemple parler du tracé rouge sur les plans et la coupe qui favorisent la lecture des dessins en deux dimensions. Je vous félicite pour l’ensemble de la documentation visuelle. C.

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