Kurt Schwitters, le créateur, et unique artiste du mouvement Merz, n’est pas connu comme architecte, mais plutôt comme artiste visuel. Le corpus de Schwitters s’articule autour du concept de Gesamtkunstwerk ou oeuvre d’art total. Schwitters tient fortement à troubler la frontière entre l’art et la vie et c’est de cette idée qu’est né le premier Merzbau: le Merzbau de Hanovre. Construit de 1923 à 1933, leMerzbau de Hanovre est une structure, à mi-chemin entre l’architecture et la sculpture, qui prend racine et évolue à l’intérieur de la maison familiale des Schwitters, au 5 rue Waldhausen. L’image ci-dessus, représente un plan du rez-de-chaussée de la maison. Visiblement réalisé à main levée, on retrouve ce plan dans une lettre que Schwitters écrit à une amie le 25 avril d’une année entre 1923 et 1936 (Schulz, 2000, p. 85). Tous les plans architecturaux laissés par Schwitters prennent cette apparence de brouillon et ont été réalisés dans le cadre d’une rédaction épistolaire. L’absence de détail et de clarté que présente ce plan, place Schwitters en marge de la discipline et de la tradition architecturale. Mais comment ce plan s’inscrit-il dans la pensée Merz?
Le mouvement Merz est défini par Schwitters comme l’utilisation à des fins nouvelles de matériaux préexistants (Obrist, 2007, p.7). D’un certain point de vue, cette dynamique est déjà présente en architecture. Je pense ici au cas de l’École des Beaux-Arts de Paris, réalisée par l’architecte Félix Duban. Dans ses plans, Duban a choisi d’inclure quelques vestiges du couvent augustin qui occupait l’emplacement de l’école. C’est une façon de faire une ode au passé, tout en le réimaginant et se l’appropriant. Tant les idées que les matériaux eux-mêmes sont réutilisés afin de créer une nouvelle construction. On retrouve dans le Merzbau des formes élancées, aiguisées et précises qui rappellent l’architecture gothique. Des courbes angulaires, ressemblantes aux arcs brisés, de longues poutres qui s’élancent contre les murs et le plafond, semblables à des contreforts. Le Merzbau de Hanovre est aussi appelé « die Kathedrale des erotischen Elends » ou « la cathédrale de la misère érotique » (Burns Gamard, 2000, p. 1), spécialement en raison de son apparence grandiose et sculpturale. La construction du Merzbau de Hanovre peut être comprise dans le contexte de l’architecture expressionniste. Schwitters est mû par le même désir de création d’un environnement utopiste que les architectes expressionnistes comme Bruno Taut. Aux suites de la Première Guerre mondiale, des architectes comme Bruno Taut voulaient construire des lieux nouveaux, restés loin des horreurs de la guerre. En utilisant les formes de l’architecture gothique, mais en les amalgamant aux théories Merz sur l’art et l’architecture, Schwitters crée un lieu radical, à même son appartement.
Le plan du rez-de-chaussée de l’appartement familial est visiblement improvisé. Les traits de crayon sont assumés, mais rapide et peu précis. Dans la lettre, Schwitters indique qu’il s’agit d’un plan représentant l’entièreté de son appartement. Il inclut aussi une légende en marge du dessin, selon laquelle les pièces hachurées sont celles comprises par le Merzbau. Il s’agit du balcon, de la chambre à coucher et la salle à manger de Schwitters (Schulz, 2000, p. 86). Le Merzbau est une œuvre évolutive. Au fil du temps, le travail de Schwitters se repend jusqu’au deuxième étage et dans la cave, s’immisce même dans l’appartement de ses parents. Schwitters travaille sur le Merzbau jusqu’à ce qu’il doive s’exiler en Norvège pour échapper au nazisme. Sans cet exil obligé, Schwitters aurait continué à ajouter des éléments au Merzbau. À ses yeux, un Merzbau n’est jamais réellement terminé. Dietmar Elger écrit : « […] when we set out to describe, analyze, and evaluate the Merzbau, we still have to bear in mind that our subjetc remains no more than a fragment, and only ever existed in interim forms and in an imperfect state » (Elger, 2007, p. 15). Tout comme l’œuvre, le plan reste inachevé. Sur le papier, les pièces restées vierges, sans hachure, laissent présager l’évolution du projet dans l’univers matériel. Cette manière d’analyser le Merzbau se transpose aussi sur le plan en tant que tel, qui représente l’appartement de Schwitters à une étape intermédiaire du processus de sa création.
Le contexte dans lequel le plan est dessiné est aussi révélateur du processus de création de Schwitters. Il n’existe aucun plan du Merzbau de Hanovre (ou de l’un des trois autres Merzbau subséquent) qui ne fasse pas partie d’une lettre, écrite à un membre de l’entourage de l’artiste. On peut donc déduire que Schwitters ne réalise pas ces plans afin d’organiser ou de schématiser son travail, mais plutôt dans le but d’expliquer le projet et son évolution à quelqu’un qui n’en fait pas l’expérience. L’absence de plans détaillés, présentant des mesures, des élévations ou différentes vues de l’appartement trahissent le caractère instinctif et organique du travail de Kurt Schwitters. Les structures semblent s’élever d’elles-mêmes, sans être prévues ou étudiées d’avance. La genèse du Merzbau est une sculpture intitulée Merzsaule (colonne Merz), réalisée en 1923. En ajoutant différents éléments à la colonne, celle-ci a pris de l’ampleur, jusqu’à adopter le nom de Merzbau et ainsi devenir une œuvre unifiée. On comprend donc que Schwitters a toujours travaillé le Merzbau d’une façon instinctive et naturelle.
Ce plan est bien évidemment le témoin des théories Merz de Schwitters, prônant la réutilisation d’anciens matériaux, la fluidité et le caractère organique de la création, ainsi que l’importance de l’instinct et du ressenti.
Sources
BAZZOLI, François, Kurt Schwitters, Marseille, Images En Manœuvres, 1991, 191 p.
BURNS GAMARD, Elizabeth, « Die Kathedrale des Erotischen Elends : Kurt Scwitters’ Merzbau », Kurt Schwitters’Merzbau, The Cathedral of Erotic Misery, New York, Princeton Architectural Press, 2000, p. 87-114.
GEMMA, Carroll, « The ruin and the ruined in the work of Kurt Schwitters », Third Text, Vol. 25, No 6, novembre 2011, p. 715-723.
NOTZ, Adrian et Hans Ulrich OBRIST (dir.), Merz World : Processing the Complicated Order, Zurich, JRP Ringier, 2007, 124 pages.
ORCHARD, Karin et Isabel Schulz (dir.), Kurt Schwitters: Catalogue Raisonné Vol. 2, Hannovre, Sprengel Museum, 2000, 584 pages.