L’hôtel Barbizon, maison de la sororité

Le Barbizon Hotel for Women fut un hôtel réservé aux femmes célibataires nouvellement installées à New-York dont la mission était de promouvoir les opportunités professionelles dans le domaine des arts

Le Barbizon Hotel for Women.
Source: Barbizon 63. Hyperlien

En 1927, l’hôtel Barbizon ouvre ses portes à l’intersection de l’avenue Lexington et de la 63e rue est. La vocation de cet hôtel particulier est d’offrir aux femmes célibataires nouvellement arrivées à New York, un endroit à la fois pour dormir et pour s’épanouir. Pour le coût de 10$ par semaine, les résidentes profitaient d’un solarium, d’un jardin sur le toit, de salles de lecture, d’un gymnase, d’une salle à dîner élégante, d’une bibliothèque, d’un studio de musique et finalement d’une piscine (Cep, 2021). Au début du 20e siècle, plusieurs hôtels réservés exclusivement aux femmes furent construits à New York. Initialement, ces hôtels  répondaient aux besoins des travailleuses en leur offrant un endroit sécuritaire à prix modique. Avec le temps, les options d’éducation et de travail des femmes se sont graduellement élargies et des hôtels particuliers plus raffinés ont émergé (Yu, 2019). Le Barbizon était alors reconnu comme l’un des lieux les plus prestigieux de la ville (Doherty, 2021). À la différence des autres hôtels pour femmes, le Barbizon affirmait offrir aux résidentes, et plus précisément à la classe créative féminine, des opportunités pour s’épanouir au niveau professionnel : par les rencontres entre résidentes, mais aussi par les nombreuses activités culturelles organisées dans l’intérêt de rencontrer les grandes figures du monde des arts.  D’ailleurs, plusieurs actrices, écrivaines et designers reconnues y résidèrent et contribuèrent à alimenter la renommée de l’hôtel.

Une architecture ciblée et symbolique


À l’image des hôtels appartements des années 1920, l’hôtel Barbizon aborde une volumétrie en retrait aux étages supérieurs. Cette configuration est le résultat des dispositions d’un règlement de zonage de l’année 1916 à New-York (Yu, 2019). Ces retraits permettaient, au niveau règlementaire, d’augmenter la hauteur des bâtiments tout en contribuant, au niveau esthétique, à l’impression de grandeur et d’élévation.  L’hôtel Barbizon détonne d’ailleurs particulièrement de son environnement immédiat par sa verticalité vertigineuse. La composition complexe de sa structure, accentuée aux étages supérieurs, permet d’alléger l’implantation massive du bâtiment.  Ses architectes furent Murgatroyd et Ogden. Tous deux étaient spécialisés dans la construction d’hôtels haute de gamme, dont l’un d’entre eux fut un hôtel pour femmes, le Allerton Hotel for Women (Harris, 2012). L’hôtel composé de 23 étages fut acclamé par la critique pour l’élégance de l’éclectisme de sa façade, mêlant ornement roman, gothique et style italien. La richesse de son extérieur en maçonnerie, abordant différentes teintes de rose, de vert et de noir ainsi que différentes textures de brique, fut particulièrement soulignée par les critiques (Harris, 2012).

À gauche : salon et salle d’exposition, à droite : hall d’entrée principale
Source : Architectural Forum 48 (May 1928): 691
Plan du premier étage.
Source : Architectural Forum 48 (May 1928): 682

Les deux premiers étages qui constituent la base du bâtiment sont composés de 10 baies arquées qui longent l’avenue Lexington et de 11 baies sur la 63e rue est (Harris, 2012). La façade de la base aborde une alternance de briques de pierre et des pilastres massifs séparent les arcs des baies. L’entrée principale, comprenant le hall d’entrée, est située sur la 63e rue est. Tel qu’illustré sur le plan du premier étage, la façade ouest, sur l’avenue Lexington, aborde les vitrines des 8 commerces qui la composent. Par son ouverture et ses ornementations, le bâtiment entre en relation avec la rue et les passants. Il s’agit, en effet, d’un bâtiment à vocation lucrative.   Au-dessus du 2e étage, le bâtiment aborde un retrait en U pour former une cour centrale. Aux étages médians, les fenêtres verticales s’alignent et le caractère du bâtiment est plus homogène. La monotonie de l’architecture de ces étages représente, dans une certaine mesure, leur caractère plus résidentiel et anonyme. À partir du deuxième étage, l’architecture du bâtiment est en effet beaucoup plus refermée sur elle-même. 

Façade des premiers étages
Source: Museum of the City of New York, 1927

Au 18e étage, la façade du bâtiment est en retrait et une terrasse commune est aménagée. Celle-ci est bordée d’une série de fenêtres imposantes parées de balcon en fer forgé. Ces fenêtres rappellent la forme gothique de celles des deux premiers étages avec leurs arcs coiffés d’un toit en coupe. Sur cet étage, on pouvait retrouver des salons, un restaurant et un solarium s’ouvrant sur les arcades gothiques qui laissaient entrevoir un paysage panoramique sur le centre-ville. À partir de ces étages, l’agencement complexe de cours en retrait et en excédent crée des transitions subtiles entre les différents éléments de la composition du bâtiment.

La grande tour formée par le retrait du 18e étage s’élève au-dessus du bâtiment à la manière d’une chapelle. Cette section était allouée aux studios d’artistes. Le choix de placer les espaces dédiés à l’art souligne la vocation de l’hôtel, soit de fournir un espace à la fois d’atelier et de résidence pour les femmes. Les étages supérieurs étaient d’ailleurs composés de studios adaptés aux peintres, aux sculptrices, aux musiciennes ou aux étudiantes de théâtres. La taille de ces studios variait significativement, les plus grands prenaient des dimensions de 50 pieds sur 17 pieds et étaient composés de deux étages, alors que d’autres, plus petits étaient parfois équipés de petites pièces insonorisées (Harris, 2012). D’un point de vue extérieur, l’aspect massif, la composition des étages supérieurs, la verticalité des fenêtres et les alcôves de la terrasse semblable à des créneaux rappellent l’apparence d’une forteresse. Il est pertinent de rattacher cette comparaison aux politiques de l’hôtel.

Terrasse du 8eétage
Source: Museum of the City of New York, 1927

Des politiques paradoxales


En effet, le prix du prestige du Barbizon reposait en partie sur les critères de sélection des femmes, qui devaient arriver munies de lettres de recommandation. Une note était attribuée aux candidates, en partie sur la base de leur âge, de leur milieu social et de leur couleur de peau (Cep, 2021).  Les résultats de ces critères furent, pendant de nombreuses années, l’exclusion dans la transparence des femmes de couleur, des femmes pauvres et des femmes âgées (Donegan, 2021). Le style néo-gothique de l’hôtel et ses équipements modernes ont d’ailleurs été conçus pour séduire les jeunes femmes des classes moyennes et supérieures (Cep, 2021). Malgré les intentions d’épanouissement et de sororité, certaines règles paternalistes restaient également de mise : aucune boisson alcoolisée ou homme n’était admis aux étages résidentiels et les sorties tardives étaient à éviter. Un code vestimentaire pour les salles communes obligeait les résidentes à s’habiller de manière appropriée. Les allées et venues des jeunes filles étaient surveillées par des sœurs et à la nuit tombée, l’hôtel refusait régulièrement d’accueillir les voyageuses qui arrivaient seules puisque cela sous-entendait que ces femmes étaient des prostituées (Donegan, 2021). Le célibat était donc, indirectement, une obligation.

“The Barbizon offered women independence, and it surveilled them; it liberated them, and it protected them; it brought them together, and it pitted them against one another.”

(Doherty, 2021)

Pour la plupart des résidentes, l’hôtel Barbizon était surtout perçu comme une résidence temporaire, un endroit pour s’éloigner de son passé et planifier son futur (Cep, 2021). L’hôtel offrait près de 700 chambres, aux dimensions en configurations variables (Harris, 2012). La majorité de celles-ci étaient de très petite taille. Certains appartements n’étaient pas munis de toilettes ou de cuisines et les résidentes devaient partager ces espaces (Cep, 2021). Néanmoins, pour une grande partie des résidentes, les contraintes des règlements représentaient avant tout la raison de la momentanéité de leur passage. 

La liberté que proposait l’hôtel, par l’abordabilité de ses chambres et à la qualité des espaces, fut probablement la clé de son succès. En effet, durant les années 20, les options de travail et d’endroit où vivre en dehors de la maison familiale étaient limitées. Mais l’évolution de l’émancipation de la femme permit d’ouvrir les opportunités et contribua, par conséquent, à ternir les perspectives de liberté qu’offraient les hôtels résidentiels unisexes (Yu, 2019). L’emplacement avantageux, près du métro et l’autoroute, de la Radio City, du musée Métropolitain et autres, contribua également à la renommée de l’hôtel. À cela s’ajoutaient le programme culturel riche, les installations spéciales de répétition et de studio et les prix raisonnables. Finalement, malgré ses contraintes, l’hôtel Barbizon aura attiré une vaste gamme de résidentes, dont un certain nombre de femmes poursuivant une carrière dans les arts : actrices, illustratrices de mode, chanteuses, décoratrices d’intérieur, modèles, enseignantes, secrétaires, vendeuses, bibliothécaire et infirmières (Harris, 2012). 

Entrée principale du Barbizon
Source: New York Times, 2021. Hyperlien

Fin d’une vision morale et immuabilité de la structure physique


Vers les années 70, les tendances immobilières et la montée du pouvoir d’achat ont engendré d’énormes pressions sur la rentabilité de l’hôtel, dont la majorité des loyers étaient gelés par le contrôle de stabilisation (Cep, 2021). En parallèle à l’émergence du mouvement de libération des femmes, la réputation progressiste liée à la vocation libératrice de l’hôtel muta graduellement vers le conservatisme, lui lié aux politiques discriminatoires et paternalistes de l’institution (Doherty, 2021). L’hôtel perdit alors progressivement de son attrait et fut d’abord ouvert aux hommes, le jour de la Saint-Valentin de l’année 1981, puis fut transformé en condo en 2007 (Donegan, 2021). En définitive, le Barbizon aura oscillé entre promesse d’indépendance et réalité de dépendance, entre assujettissement et épanouissement, pour finalement amuïr sa vocation morale sans en modifier sa structure physique. 


BIBLIOGRAPHIE

Cep, C. (2021). The New Yorker. When the Barbizon Gave Women Rooms of Their Own. Hyperlien 

Doherty, M, (2021). New Republic. Critic of Barbizon: The Hotel That Set Women Free, The (Book).  Mar2021, Vol. 252 Issue 3, p58-61. Hyperlien

Donegan, M. (2022). The New York Times. Some of America’s Most Ambitious Women Slept Here. Hyperlien  

Columbia University Libraries. (192–197-) ” The New York real estate brochure collection ». Barbizon, 142-05 Roosevelt Avenue, Apartments 1-16. Hyperlien 

Culture et Communication Québec (2015). Glossaire, Vocabulaire de l’architecture québécoise. Bibliothèque et Archives nationales du Québec.

Q, Yu. (2019). A Room of Her Own Housing for New York’s Working Women. Columbia University. Hyperlien

G, Harris. (2012). Barbizon Hotel for Women. Landmarks Preservation Commission. Hyperlien

Klotz, Heinrich, « Les buildings de Chicago : un problème architectural théorique », Chicago : Naissance d’une métropole, 1872-1922, Paris, Musée d’Orsay, 1987, (480 p.) p. 57-75

One thought on “L’hôtel Barbizon, maison de la sororité

  1. Benard Jean-Francois

    Le texte sur l’Hôtel Barbizon est particulièrement intéressant. Il rend très bien justice à la riche histoire de ce complexe résidentiel et nous en apprend un peu plus sur l’impact social qu’il a eu au courant du 20e siècle.
    Cependant, il semble y avoir eu une confusion dans le choix des photographies et des plans analysés. En effet, les images qui sont décrites dans le texte ne représentent pas le Barbizon Hotel for Women, mais bien le complexe immobilier The Barbizon. Ce dernier se trouve dans le borough de Queens alors que l’Hôtel Barbizon est situé à Manhattan.
    Ceci étant dit, la description des plans présentés est très détaillée et permet de bien comprendre l’organisation spatiale d’un étage type du bâtiment ainsi que son gabarit.
    Dépendamment des nouveaux plans ou dessins qui seront ajoutés au texte, il serait pertinent pour ce type d’analyse d’aller au-delà de la disposition des logements pour mieux comprendre comment l’Hôtel Barbizon s’inscrit dans le mouvement artistique de son époque. De plus, si la documentation le permet, l’analyse bénéficierait que les espaces communs et leur architecture soient abordés. Ceux-ci semblent en effet avoir une grande importance dans la vie sociale des habitantes de l’Hôtel et s’y attarder brièvement permettrait de mieux comprendre comment se déroulait le quotidien des personnes qui y vivaient. De plus, il y a fort probablement un certain type d’ornementation qui prédomine, tant dans les espaces communs que dans les appartements privés et qui mérite qu’on lui porte une attention particulière afin de mieux ancrer l’Hôtel Barbizon dans le temps et la société.
    Le Barbizon Hotel for Women est de style néogothique. On retrouve à New York et à Chicago de nombreux exemples de cette architecture de la fin du 19e siècle et du début du 20e siècle. Le livre Skyscraper Gothic de Lisa A. Reilly et de Kevin D. Murphy regroupe plusieurs experts en architecture afin de créer une anthologie de ce style.
    L’article «Rooms of their own» de Casey Cep offre quant à lui une vision de ce à quoi la vie ressemblait à l’Hôtel Barbizon.

    1) Cep, C. (2021). Rooms of their own. The New Yorker, 95(3).
    2) Reilly, L. A. et Murphy, K. D. (2017). Skyscraper Gothic : Medieval Style and Modernist Buildings.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *