Dès le premier coup d’oeil, l’image capte le regard et interroge, dotée d’une composition exceptionnelle et d’un paysage étrange à la flore presque extraterrestre. On apprécie la variété de tons de gris présents dans la photographie, mais aussi de l’impact des contrastes entre ombre et lumière, probablement le résultat de l’utilisation de filtres lors du développement des négatifs (une technique utilisée par Shulman dans ses travaux à l’époque). La lentille grand angle, qui permet de capter à la fois le bâtiment et la vue panoramique de la région, accentue cette impression d’horizontalité qu’offre le treillis de la terrasse. On discerne aisément ce cadre créé par les éléments de l’architecture et qui viennent constituer, de façon quasi-pédagogique, une règle des tiers dont les effets sont ici fort réussis. Ces éléments en font une photographie qui possède la qualité d’être insaisissable, difficle à cerner en termes de spatialité. Cette essence vient marier les préoccupations de l’architecte Albert Frey, figure de l’architecture moderniste, en plus d’être en soi une image dont le caractère semble transcender le médium photographique.
La question de l’environnement est bien évidemment primordiale dans cette photographie. Nous sommes ici à Palm Springs, région désertique de la Californie. Suite à la fermeture du Bauhaus en 1933, la nouvelle vague de jeunes architectes modernistes viennent s’installer dans la région afin d’exploiter les lieux et de valoriser leurs nouvelles méthodes et théories dans leurs projets (la pratique moderniste s’axant principalement sur les notions de fonctionnalisme [1], rationalisme [2] et originalité). L’un d’entre eux est Albert Frey, un architecte suisse qui sera le premier élève de Le Corbusier à s’installer aux États-Unis. Inspiré par les paysages montagneux et désertiques de la région, le jeune homme exécute des projets de constructions résidentielles qui, gagnant en notoriété, deviendront un symbole du rêve américain de l’après-guerre. Il écrit, dans une lettre adressée à son mentor : « C’est une expérience extrêmement intéressante de vivre dans ce cadre sauvage et naturel, loin de la grande ville, mais sans perdre contact pour autant avec la civilisation » (Koenig, 2008, p16). Suivant cette vision, l’importance de la nature est prédominante et s’immisce souvent dans les constructions de l’architecte, et deviendra un élément central de sa praxis. Shulman, qui photographie et documente le travail des architectes en Californie à l’époque, est également sensible au rôle de la nature dans l’architecture. Il partage avec Frey cette adoration du désert et de sa flore qui étreint la construction domestique.
« Sous tous les angles, les photo de la maison achevée prises par Julius Shulman sont à couper le souffle. C’est la fusion en un seul art du désert et de l’architecture d’un homme. »
Gloria Koenig, dans Frey, p.53, 2008
Cette idée d’inclure l’environnement à l’architecture, comme on le voit clairement à travers la photographie, n’est pas un concept nouveau. Le Corbusier, qui avait enseigné à Frey, s’était d’ailleurs penché sur la question dans l’élaboration de ses théories.
L’œil humain, dans ses investigations, tourne toujours et l’homme tourne toujours aussi à gauche, à droite, pirouette. Il s’attache à tout et est attiré par le centre de gravité du site entier. D’un coup le problème s’étend à l’entour. Les maisons voisines, la montagne lointaine ou proche, l’horizon bas ou haut, sont des masses formidables qui agissent avec la puissance de leur cube. Le cube d’aspect et le cube réel sont immédiatement jaugés, pressentis par l’intelligence. (Le Corbusier, 2008 [1923]:154)
Le désert est donc ici une partie assumée de la spatialité qu’offre l’architecture de la Loewy House. On pourrait même dire que le cadre formé par le treillis de la terrasse est une façon littérale de rendre compte de ce « cube réel » qui, au-delà des éléments d’architecture, invite le désert dans la demeure. La photographie sert, à cet effet, de témoignage de l’intégration de l’environnement dans l’élaboration du bâtiment.
Il est juste de dire que tant dans cette représentation que dans son plan architectural, la Loewy House est un véritable jeu de la question « intérieur versus extérieur ». On voit dans la photographie que le ciel se reflète dans une piscine courbe entourée d’éléments naturels comme des rochers et de la végétation. En s’y attardant de plus près, on dénote au sol la démarquation d’un plancher de moquette vers le ciment coulé de la terrasse. Il faut comprendre que Shulman croque cette photo alors qu’il se trouve dans le salon, complètement ouvert sur l’extérieur (de longues portes coulissantes permettent de fermer l’espace en cas rarrissime de mauvais temps). Le plan est probablement l’exemple le plus flagrant de ce mariage entre l’extérieur et l’intérieur dont les frontières sont délibérément floues. On remarque d’ailleurs une autre influence de Le Corbusier dans l’architecture de Frey à travers la suppression de murs porteurs, telle que le veut la théorie du plant libre qui fait partie des Cinq Points de l’architecture. Effectivement, le mur porteur du salon est éliminé pour favoriser l’ouverture sur la terrasse et le paysage désertique. Les dimensions des pièces, somme toute assez humbles, ne peuvent rivaliser avec celles de la piscine qui s’étend jusqu’au salon. D’ailleurs, la majorité des espaces, mis à part les salles de bain et les appartements des employés, offre une vue sur cette étendue d’eau et les montagnes rocheuses qui l’entoure.
L’image de cette maison exceptionnelle semble refléter ce qui, à l ‘époque, définissait le rêve américain. Elle est construite tout juste après la seconde guerre mondiale dans une région en banlieue de la grande et bruyante Los Angeles. Palm Springs est alors considérée comme un lieu de villégiature à la météo exceptionnelle, idéale pour les vedettes en quête de repos, mais également véritable terrain de jeux pour les architectes comme Frey qui y voient l’opportunité d’expérimenter au plan architectural. Le client, Raymond Loewy, est lui-même une sommité en matière de design industriel : c’est entre autres lui qui élabore le logo de Coca-Cola à l’époque. La maison Loewy est le reflet de cette ère particulière où les États-Unis, et plus particulièrement la Californie, sont gages de réussite et de vie idyllique. La photographie vient ici incarner cette utopie, et arrive même à la dépasser : l’image tient du sublime et se veut intangible. Cette aura est conférée par la façon dont les différents éléments, bien que reconnaissables, semblent venir d’un monde inconnu lorsqu’agencés ensemble. Ce mirage est créé par les idées architecturales d’Albert Frey, mais également grâce à l’oeil de Shulman, qui transforme par sa composition la piscine en miroir vers le ciel et les poteaux en formes géométriques. Bien que Shulman ne se définisse pas comme photographe surréaliste,son oeuvre pourrait presque se rapporter à ce mouvement artistique. Louis Aragon, auteur français ayant un temps participé au mouvement surréaliste, dit ceci de la photographique dans la pratique : « Le merveilleux, c’est la contradiction de ce qui apparaît dans le réel. » (Molderings, 2009, p.138). Tant par sa forme que par son contexte de création, la photographie fait réfèrence au rêve américain et à l’ambition qui s’y rapporte. Elle devient un rêve, une fenêtre sur l’imaginaire que chacun peut interpréter, à laquelle on aspire. En ce sens, la photographie de Julius Shulman a le pouvoir de questionner le réel, et surtout, le possible.
[1] Doctrine selon laquelle, en architecture et dans le mobilier, la forme doit toujours être l’expression d’une fonction, d’un besoin (xxe s.).
Définition tirée de Larousse, « Fonctionnalisme » , dans Langue française : Dictionnaire. En ligne <https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/fonctionnalisme/34457>
[2] Tendance architecturale française du xixe s. donnant la priorité à la fonction et à la structure sur le traitement formel et décoratif.
Définition tirée de Larousse, « rationalisme », dans Encyclopédie (divers). En ligne <https://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/rationalisme/85820>
Bibliographie
Livres
KOENIG, Gloria, « 1946-1947: Maison Loewy », Frey, Éditions Taschen, Bruxelles, Belgique, 2008. p.16-17, 50-55
MOLDERINGS, Herbert, « L’évidence du possible : photographie moderne et surréalisme », Éditions Textuel / Centre allemand d’histoire de l’art, Paris, France, 2009, p.138.
SERRAINO, Pierluigi, « La photographie et l’émergence du modernisme américain : des débuts du Style international aux années 1970 », Julius Shulman: Modernism Rediscovered, Éditions Taschen, Bruxelles, Belgique, 2009. p.14-17
STERN, Michael et HESS, Alan, « Albert Frey », Julius Shulman : Palm Springs, Rizzoli International Publications,
New-York, États-Unis 2007. p.51-78
Document audiovisuel
BRICKER, Eric, Visual Acoustics : The Modernism of Julius Shulman, États-Unis, produit par Eric Bricker et Babette Zilch, DVD, 2008, 84 min.
Mémoire
NIETO, Mónica, « L’horizon et la colonne, réflexion sur la rélation intérieur-extérieur chez Le Corbusier » , Montréal, Université de Montréal, décembre 2014, p.87.
Publication gouvernementale
City of Palm Springs, Citywide Historic Context Statement & Survey Findings, « Context: Post-World War II Palm Springs (1945-1969) » , p.167.
Sites internet
Hidden Architecture, « Hidden Architecture : Loewy House » , dans Journals, 2017. En ligne <http://hiddenarchitecture.net/loewy-house/>.
Larousse, Larousse. En ligne. <https://www.larousse.fr/>