Espace, art et paysage : la Resor House de Mies van der Rohe

Ludwig Mies van der Rohe, Resor House (projet Jackson Hole, Wyoming), perspective du salon et du mur de verre sud, 1939, graphite, placage de bois, photographie, photo reproduction sur panneau d’illustration, 76.1 x 101.5cm, New York, Museum of Modern Art. Don de l’architecte. Source: MoMA

Le projet de la Resor House constitue la première commission américaine de l’architecte Ludwig Mies van der Rohe (1886-1969). Commandé par le couple Resor en 1937, ce projet consistait en l’élaboration d’une maison d’été dans le Wyoming, sur un site cerclé de paysages montagneux et traversé par un cours d’eau. La conception de ce projet, que Mies a entreprise lors de son premier voyage aux États-Unis, s’est échelonnée de 1937 à 1940, trois années au cours desquelles l’architecte a fui l’Allemagne nazie pour venir s’établir à Chicago. Si la Resor House n’a finalement jamais été construite — le projet a d’abord été mis sur la glace quelques années, puis définitivement abandonné à la suite d’une inondation du site en 1943 —, un nombre important de croquis, plans, maquettes et collages ont toutefois été élaborés. 

La Resor House de Mies van der Rohe a été conçue comme un volume rectangulaire, « a floating self-contained cage » déposé sur deux bases en pierre, situées de part et d’autre d’une rivière (Johnson, 1947, p. 162). Gainée à ses extrémités de planches de cyprès, des murs de verre recouvrent une majeure partie des parois nord et sud de la maison. Le document de présentation ici à l’étude consiste en un collage, réalisé en 1939, et donne à voir une perspective du salon et du mur de verre sud. Le point de vue privilégié est celui d’un spectateur statique, dont le corps est positionné de façon frontale à la baie vitrée, au centre du living room, un espace ouvert.

Maquette du projet « Resor House 1938 » , vue de l’exposition Mies van der Rohe, 16 septembre 1947 au 25 janvier 1948, Museum of Modern Art, New York. Photographie : William Leftwich. Source : MoMA
Ludwig Mies van der Rohe, Resor House (projet Jackson Hole, Wyoming), plans, 1938-1939, crayon sur papier calque, 61 x 80.6cm, New York, Museum of Modern Art. Don de l’architecte. Source : MoMA

Pour ce collage, divers médiums ont été utilisés. D’abord le graphite, qui illustre par le dessin des éléments structurels tels que la poutre cruciforme, le cadre de la baie vitrée et l’un de ses meneaux. Ensuite une photographie en noir et blanc d’un paysage accidenté avec deux cavaliers, qui évoque l’environnement extérieur vu à travers le mur de verre. Puis, une reproduction couleur de Colourful Meal, de Paul Klee, qui figure une œuvre apposée sur un free standing-wall, c’est-à-dire une paroi murale agissant comme un séparateur d’espace du plancher au plafond. Enfin, un placage de bois, représentant un élément de mobilier, dans ce cas-ci une étagère basse. 

Dans cette composition minimaliste — l’expression less is more est reconnue pour être la devise de Mies van der Rohe —, l’architecte nous donne à comprendre cet espace à travers certains détails très précis. Étant donné que les plans horizontaux du sol et du plafond sont fusionnés à l’espace négatif de cette image, c’est par la position des divers éléments du collage que l’on peut les déduire. Ainsi, l’étagère, le mur de séparation sur lequel est apposé le tableau et le cadre de la baie vitrée, en reposant tous sur le sol, font apparaitre celui-ci. De la même façon, la partie supérieure du mur de séparation, celle du cadre ainsi que l’extrémité de la poutre cruciforme qui supporte le toit nous font deviner le plafond. Autre détail, puisque le cadre de la fenêtre défini la limite entre l’espace intérieur et extérieur, et que la photographie évoque la vue extérieure, les espaces qui forment des bandes entre la photographie et le cadre de la fenêtre en haut et en bas permettent de comprendre le prolongement de la dalle du sol et celle du plafond jusqu’à l’extérieur de la maison, en porte-à-faux. Enfin, on remarque que sur les extrémités horizontales du cadre de fenêtre les formes du dessin sont demeurées ouvertes. Ce détail nous permet de déduire que la surface de la baie vitrée s’étend plus largement de chaque côté, au-delà de ce qui nous est montré.

S’il est possible de saisir l’ordonnancement des divers éléments les uns par rapport aux autres, et par conséquent, de déduire une certaine profondeur dans cet espace, l’effet de cette profondeur ne nous est pas d’emblée donné à la vue de ce collage. « Mies’s collages delete the foreground and thus any indication of spatial depth. This results in an impression of flatness and depthlessness, almost as if we were looking at a wallpaper » (Stierli in Beitin, 2017, p. 135). En effet la présentation des divers éléments en plans superposés, de même que le choix d’une perspective symétrique et frontale concourent à donner une forte impression de planéité au collage, réaffirmant de cette façon le caractère pictural de ce document. Ainsi, dans une forme de mise en abîme, ce collage vient créer un écho à l’œuvre Colourful Meal de Klee, dans lequel les divers objets représentés, en étant tous ramenés sur un même plan, acquièrent une importance équivalente, en plus de donner l’impression qu’ils flottent dans l’espace.

Paul Klee, Colourful Meal (Bunte Mahlzeit), 1928-29, huile et aquarelle sur toile, 81 x 67cm, collection privée, New York, Neue Galerie. Source de l’image.

Les mêmes années où Mies van der Rohe terminait le projet de la Resor House, celui-ci entamait un projet de Musée pour une petite ville. Pour cet établissement muséal, il souhaitait que les œuvres d’art ne soient pas confinées à un espace clos, mais se déploient plutôt dans un espace ouvert, dans lequel elles pourraient être mieux appréhendées en étant en relation avec le paysage (Neumeyer, 1996, p. 317). La conception de la Resor House, entamée à peine quelques années plus tôt, s’inscrit dans cette idée d’un espace libre, dans lequel les murs de verres permettent à l’espace extérieur d’être perçus comme un prolongement de l’espace intérieur. Toutefois, le collage ici à l’étude ne reconduit pas exactement cette idée. Il propose plutôt un autre rapport entre l’espace intérieur et celui extérieur.

D’abord, ce collage suggère que, vus de l’intérieur de la maison, tant l’œuvre que le paysage s’appréhendent comme des images. D’une part, la photographie utilisée afin d’évoquer l’environnement extérieur n’a rien à voir avec l’environnement in situ, mais consiste plutôt en une scène de film, probablement un western, découpée à même une affiche et dont l’identité semble impossible à retracer (Stierli in Beitin, 2017, p. 147). Cette image glanée revêt, par son sujet représenté, un fort caractère bidimensionnel. En effet, le paysage accidenté qui est donné à voir annule l’effet de profondeur de cette vue à travers le mur de verre. D’autre part, le cadre de la fenêtre agit en quelques sortes comme le cadre d’un tableau, renforçant l’idée que ce qu’on voit à l’intérieur de celui-ci est une image. D’ailleurs, John Barney Rodgers, l’assistant de Mies, utilisait l’expression picture windows afin de décrire les murs vitrés de cette maison qui, selon lui, permettaient d’apprécier le paysage comme une image changeante (Levine, 1998, p. 78). De cette manière, les transformations du paysage dues aux conditions climatiques ou aux changements des saisons peuvent être perçues comme des effets cinématiques apparaissant sur cette picture window comme sur un écran plat, voire un écran de cinéma. C’est peut-être d’ailleurs ce qui a inspiré à Mies van der Rohe l’idée d’utiliser pour son collage une image tirée d’un film.

Ainsi, il est possible de percevoir dans ce collage une intention d’établir sur le plan visuel une forme d’équivalence entre l’œuvre d’art et le paysage. Toutefois, si œuvre et paysage offre une équivalence au niveau visuel, le collage permet tout de même de saisir que ces deux éléments sont spatialement bien distincts. Ici, le mouvement du regard qui est suggéré est celui de l’intérieur vers l’extérieur. Le cadre de la fenêtre établit une limite claire entre ces deux espaces. Puisque l’espace négatif dans l’image se situe dans la zone intérieure de la maison, plus précisément dans le living room, la présence de cet intérieur acquiert tout à coup une plus grande importance. De plus, la photographie, dont la représentation agit comme un mur qui stoppe le regard du spectateur, contribue elle aussi à faire ressentir cette ouverture de l’espace vers l’intérieur (Tegethoff, 1985, p. 129). Ce qui donne l’impression au spectateur qu’il se situe dans un espace vaste, ouvert et lumineux, par lequel le monde extérieur peut être observé comme une œuvre d’art.

Bien entendu, les collages de Mies van der Rohe se voulaient des documents complémentaires aux plans techniques, et ne cherchaient aucunement à transmettre le programme fonctionnel de la maison. Ses collages s’appréhendaient plutôt comme des œuvres, cherchant à communiquer une sensation visuelle — dans ce cas-ci, celle de l’espace intérieur de la Resor House et sa relation avec l’espace environnant. Il faut savoir que Mies était familier du collage, étant donné ses liens avec l’avant-garde artistique de l’époque et ses activités au Bauhaus en tant que directeur, de 1930 à 1933. De plus, ses commanditaires, alors membres du conseil d’administration du MoMA, collectionneurs d’art et propriétaires, entre autres, du tableau Colourful Meal de Paul Klee, étaient des clients tout indiqués pour apprécier un document d’architecture présenté comme un « free treatment of visual art » (Otten in Beitin, 2017, p. 203).

Bibliographie

BEITIN, Andreas F. et al.Mies van der Rohe : Collage Montage (catalogue d’exposition), London, Koenig Books, 2017, 263 p. 

JOHNSON, Philip C., Mies van der Rohe, New York, Museum of Modern Art, 1947, 207 p.

LEVINE, Neil, « “The Significance of Facts”: Mies’s Collages up Close and Personal », Assemblage, no 37, 1998, p. 71–101. En ligne. <www.jstor.org/stable/3171357>.

NEUMEYER, Fritz, Mies van der Rohe. Réflexions sur l’art de bâtir, Paris, Le Moniteur, 1996, 353 p.

TEGETHOFF, Wolf, Mies van der Rohe: The Villas and Country Houses (catalogue d’exposition), New York, The Museum of Modern Art, 1985, 223 p.

2 thoughts on “Espace, art et paysage : la Resor House de Mies van der Rohe

  1. Christina Contandriopoulos

    Très bonne remise préliminaire. Votre description du collage pour la Resor House est très bien écrite et démontre une bonne connaissance de la littérature existante. Votre analyse se concentre sur la « sensation visuelle » créée par l’image, une approche fascinante. L’idée du « picture window » qui permet d’apprécier le paysage comme une image changeante est particulièrement intéressante. Savez-vous de quel film la photographie a été tirée? Pour approfondir votre analyse, vous pourriez approfondir comment la vision aplanie du collage contribue à l’effet cinématique du picture window. Un détail : il faudrait rajouter un « u » à « Bahaus ». C.

    1. Roy Daniel Post author

      Merci beaucoup pour votre retour. J’ai tenu compte de vos commentaires et effectué de petits ajouts. Merci encore!

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *