« Haus Auerbach » est un projet d’architecture domestique conçu en 1924 par l’architecte, designer et urbaniste Walter Gropius et l’architecte Adolf Meyer. Située dans le quartier ouest de Iéna, en Allemagne, l’architecture du bâtiment s’inscrit dans le courant du « Neues Bauen » des années 1910 à 1930, connu pour l’utilisation de nouveaux matériaux industrialisés tels que le verre, l’acier, le béton et la brique. « Haus Auerbach » se distingue par le fait qu’elle est la première à s’inscrire dans le « Nouveau style » de Walter Gropius. Figure marquante de l’école du Bauhaus, tant comme architecte que comme directeur, Gropius y développe une logique de bâtiment teintée des idéaux des Modernistes. Il actualise le « Gesamtkunstwerk », notion théorisée au XIXe siècle durant la période du romantisme allemand, par une reformulation de la quotidienneté. Il intègre à l’architecture l’idée d’un « design total », tentant d’enrichir toutes les sphères de la vie contemporaine.
Dans ce projet, Gropius établi l’architecture du bâtiment sur le concept du wabenbau (honeycomb construction) consistant en un modèle central d’architecture, où modulations sont possibles en fonction du nombre de résidents et de leurs besoins. Ce modèle type de maison permet de générer une série de bâtiments, avec un nombre élevé de combinaisons différentes. Il dédie la « haus Auerbach » à Anne et Félix Auerbach, un couple reconnu pour leur érudition et leur implication dans les conflits politiques et sociaux de l’époque. Ils y emménagent en 1924, un geste marquant et témoignant de leur association aux idéaux des Modernes. La demeure fut un projet particulièrement complexe tant dans sa matérialisation que dans sa conservation, étant donné la dictature de la République démocratique allemande et l’opposition de celle-ci à l’idéologie du Bauhaus.
Pragmatisme, rationalisme, systématisme et standardisation sont les mots d’ordres de l’architecture de la « haus Auerbach ». Le plan d’architecture sélectionné pour l’analyse, « Big Construction Kit », consiste en une illustration en perspective d’un concept fondamental utilisé pour la réalisation de la demeure, « The Construction Kit and the Assembly Line » . Dessiné en 1925, suite à la construction du bâtiment, le document devient alors trace, continuité, et justification de la matérialisation du projet. Il est pertinent d’associer ces deux entités, la maison ainsi que sa représentation a posteriori, pour ainsi générer un dialogue témoignant de la philosophie de l’architecte.
L’importance du développement de l’industrialisation de l’époque et la philosophie de l’architecte y sont reconnaissables par ce trait, droit et marqué, délimitant radicalement chacun des espaces, semblant vouloir effacer toute trace de subjectivité du sujet, toute trace de la main, et ramenant à l’idée de machine. Cet élément démontre la place prépondérante que commence à prendre l’industrialisation dans l’atelier de l’architecte et dans l’imaginaire collectif. Les constructions représentées, reposant sensiblement sur le concept du « baukasten im Grossen » (large-scale building blocks), consistant en la délimitation, la création de volumes, rappellent l’approche picturale et idéologique des artistes cubistes du XXe siècle, chacun d’eux travaillant à décortiquer l’espace représenté minutieusement et tentant d’objectiver le paysage. Par la présence de volumétries quasi flottantes, la dimension immatérielle semble toutefois être partie intégrante de l’illustration, renvoyant à la dialectique du vide et du plein. Cette exactitude des proportions et la rigueur logique par laquelle elle est déterminée témoigne d’une divinisation de l’espace, et dans ce cas d’architecture domestique, d’une divinisation du corps social.
Le plan en perspective et la transparence de la membrane de chacun des volumes construits facilitent la compréhension des relations entretenues entre chacun des « blocs ». Ils permettent de saisir la logique interne sous laquelle est régie la « haus Auerbach » : chacun des espaces s’interpénètrent et forment un assemblage de cellules ayant individuellement, tous une fonctionnalité propre. C’est sous le concept du « wohnmaschinen » (living machines), théorisé par Gropius, que la notion de fonctionnalité se voit alors teintée par cette idée de productivité. L’espace se transformant en maison-manifeste, en maison-machine, où la dimension performative s’inscrit dans cette idée de système et de mise en marche.
Le choix de la perspective comme mode de représentation a posteriori du bâtiment, ne semble pas être dénué de sens. Il permet de saisir la synthèse des informations recueillies par l’architecte a posteriori de la conception du bâtiment. Les plans de perspective, « chargés de rendre l’espace, de rendre le bâtiment en projetant des usages potentiels, des lumières, des choses aussi insaisissables qu’une atmosphère » (Sophie Houdart, 2006), il démontre ici la représentation d’une expérience sensible et subjective de l’architecture, une approche phénoménologique. Cependant, ayant habituellement comme effet de produire une « image réaliste » et « en situation » (Sophie Houdart, 2006), le plan de perspective semble ici se distinguer par le fait qu’il soit dénué de figures humaines, de sol et d’éléments naturels. Les formes volumétriques semblent alors flotter dans le vide, et suggèrent l’idée d’un lieu autre, soit hétérotopique, notion théorique développée par Michel Foucault.
En conclusion, le dialogue entre la « haus Auerbach » et l’illustration « Big Construction Kit » permet de poser un regard plus approfondi sur la demeure du couple Auerbach. Il permet de saisir un concept fondamental dans la pratique architecturale domestique de Gropius, l’hétérotopie. Par cette représentation d’une construction de volumes en perspective, l’architecture semble alors réelle, tout en étant dénuée d’éléments naturels rappelant la vie, ou même un temps. La temporalité semble alors suspendue et l’architecture propose alors expériences physiques et métaphysiques de l’espace, lumière et matière.
Bibliographie
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FOUCAULT, Michel, Des espaces autres. Empan, no.54 , 2004, p. 12-19. Consulté à l’adresse https://www.cairn.info/revue-empan-2004-2-page-12.htm
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HOUDART, Sophie, Des multiples manières d’être réel. Terrain, no.46, 2006 Consulté à l’adresse https://doi.org/10.4000/terrain.4023
Excellent choix de dessin!