L’architecte Victor Horta posa les bases de ce que l’on reconnaît aujourd’hui comme l’un des plus grands emblèmes de l’Art Nouveau bruxellois : l’Hôtel Tassel. Construit en 1893 et 1894, cette habitation privée était la propriété d’Émile Tassel, un riche bourgeois célibataire vivant avec sa grand-mère (Mesnil, 2001, p.33). Elle allie, dans sa conception architecturale intérieure comme extérieure, l’ornementation à la fonctionnalité avec une assurance grandissante, tout en se détachant progressivement des conventions.
Antérieurement à la construction, V. Horta traça plusieurs dessins architecturaux indiquant sa vision, dont le plan ci-contre, original et datant de 1893 (Loyer et al., 1986, p.18). Il représente un rez-de-chaussée schématisé en noir et blanc et en deux dimensions, où les pièces, sur fond blanc, se détachent avec clarté. Il y a aussi présence, sur ce dessin architectural, d’écritures. Les pièces y sont notamment toutes identifiées. Pensé selon les goûts et les idéaux de l’artiste, le type de pièces est aussi grandement influencé par la vie du propriétaire. Ainsi, ce plan est non seulement une création matérielle pratique, mais également un témoignage directement humain. Les écritures font également mention du nom du propriétaire, de l’adresse du futur hôtel ainsi que de l’énonciation d’une demande d’autorisation de construction, ce qui explique le besoin d’extrême netteté du plan. Les dimensions du bâtiment et les mesures de chaque pièce sont un autre élément primordial servant ce type de demande, sachant que cet hôtel s’insère dans un contexte urbain, là où les maisons semblent imbriquées les unes dans les autres. Un élément singulier de ce dessin est la délimitation de l’arrière-cour par des lignes doubles suivant celles des murs, dans un style similaire. Bien qu’il existe des exemples plus flagrants, cela rappelle le désir qu’ont les architectes de l’Art Nouveau à harmoniser la nature et la construction architecturale.
Victor Horta, tel qu’énoncé par Mauss et Soulier, « [a dédain] des formules, des recettes, des modes conventionnels de construire et de décorer. »(Mauss et Soulier, 1897, p.91) Toutefois, il doit se conformer aux normes et aux conventions pour gagner l’approbation municipale de bâtir, ce qu’il fera jusqu’à un certain point. En effet, de la composition des formes et de la disposition des pièces du plan se dégage, de prime abord, un esprit beaux-arts assez évident. En effet, un axe d’équilibre guide le parcours du spectateur à travers une progression d’espaces majeurs et d’espaces mineurs, en plus d’être délimité par un escalier, symbole de l’élévation figurative par excellence, ainsi que par plusieurs portes et seuils (Loyer et al., 1986, p.21). Le parcours se solde par le salon, où l’on peut observer une vue presque panoramique, de par la forme de la baie, du petit jardin. Toutefois, ce style beaux-arts n’est en réalité qu’une simple impression. En effet, il est important de mentionner que la décoration intérieure s’y oppose vigoureusement, bien qu’elle ne soit pas visible à partir de ce plan (Levine, 1989, p.288). Toujours à partir des plans, il est possible de constater que les pièces sont regroupées et hiérarchisées par étages selon leurs fonctions, ce qui est, encore ici, une logique organisationnelle traditionnelle, néanmoins très fonctionnelle, à laquelle Horta ne déroge pas. Cela dit, ce bâtiment comporte structurellement deux corps distincts, pour ainsi dire une juxtaposition de deux édifices possédant leur propre toiture, ce qui est en soi une caractéristique étonnante et non conventionnelle (Loyer et al., 1986, p.16).
Victor Horta aborde la question de la façade de manière semblable, c’est-à-dire avec cette dualité entre convention et innovation. Puisqu’elle s’inscrit dans un décor urbain uni, il était primordial qu’elle se confonde, si ce n’est que par obligation, aux façades plus standards l’entourant. C’est pourquoi un certain classicisme transparaît dans cette section de l’œuvre de Horta, qui se remarque notamment par la grande symétrie des éléments architecturaux. L’architecte ajoute à cette façade un imposant bow-window, occupant, avec le balcon le surplombant, près du tiers de l’espace total de la devanture. Cette structure n’est pas, en soi, une fantaisie, mais la manière dont elle a été située, plus bas que l’étage noble, montre son désir d’amener plus loin l’architecture pour la faire évoluer selon sa vision. De plus, la manière dont il amalgame les matériaux choisis, la pierre, la fonte et le verre, n’est pas pratique courante et distingue l’Hôtel Tassel des autres habitations du quartier (Loyer et al., 1986, p.19). En somme, cet entourage urbain, fortement structuré de conventions, force Horta à se conformer, mais, paradoxalement, fait d’autant plus valoir le caractère unique de sa construction grâce aux libertés qu’il arrive à y incorporer.
C’est lorsque le spectateur passe le seuil de la porte qu’il est véritablement frappé par l’entreprise architecturale de Victor Horta. Outre de par l’aspect hautement travaillé de l’intérieur, dont il sera question plus en détail dans quelques lignes, un spectateur ayant fait le tour de l’habitation jusqu’à son arrière-cour restera étonné de constater qu’il ne ressent pas la petitesse de cette dernière, le manque d’espace végétal et la quasi-absence de nature à proprement parler. L’architecte, pour pallier à la faible taille du jardin, remplace cet espace naturel par un puits de lumière intérieur, au centre de la construction, qui baigne un espace dégagé (Loyer et al., 1986, p.16). À cela s’ajoute l’ornementation abondante tout en courbe, en spirale et en fluidité qui laisse une impression d’organicité (Loyer et al., 1986, p.22). On peut y voir l’intention d’un lien direct entre l’architecture, discipline purement humaine et généralement calculée, et la nature sauvage et vierge, qui sont par définition opposées. La façon dont le plan est ouvert ajoute à cette impression fluide, et les nombreuses courbes des murs et des escaliers également. C’est un traitement très doux et emblématique de l’Art Nouveau (Aubry et al., 1996, p.23). Il est aussi fort intéressant d’analyser les vitraux, eux aussi pensés par l’architecte. Ils reflètent, esthétiquement, la fonction de la pièce dans laquelle ils se trouvent. Par exemple, les vitraux dans le fumoir ressemblent à des volutes de fumées (Mesnil, 2001, p.43). L’association de la forme à la fonction est répétitive dans l’Hôtel Tassel, telle une union systématique du décor et de l’architecture. Les dalles de mosaïque de l’entrée, par exemple, entourent une bouche d’aération, et leur forme rappelle, justement, le mouvement de l’air. De plus, les colonnes de métal se fondent dans ce qu’elles supportent au moyen de chapiteaux organiquement courbés (Aubry et al., 1996, p.22-28). Victor Horta va même jusqu’à concevoir les poignées de porte (Mesnil, 2001, p.36) et à choisir, à l’aide d’un assistant, le mobilier et les papiers peints (Loyer et al., 1986, p.22). Il ne faut pas négliger que cela contribue, en outre, à la grande unicité de l’Hôtel.
Toute cette analyse peut se conclure et se résumer par un retour à la façade, plus précisément par un retour à son emblématique bow-window. On y voit, près de sa base, des vitraux qui font échos, par leurs couleurs et leur utilisation abondante, à ce qui attend le spectateur une fois le seuil de la porte franchi. Ils sont structurés par des colonnades fines, élégantes, aux chapiteaux aux allures de feuilles, qui se fondent sur la pierre qu’ils supportent avec force, malgré leur air purement décoratif. Le tout est recoupé de pans de fonte, qui forment des balustrades ouvragées, légères, fluides et pleines de courbes, rappelant le même traitement de la fonte à l’intérieur des murs. IL est possible d’avancer le fait que le spectateur inconscient, avant de pénétrer dans l’espace, se trouve préparé à découvrir un espace hautement défini, mais aussi organiquement libre.
Bibliographie
AUBRY, Françoise et al., Victor Horta à Bruxelles, Bruxelles, Racine, 1996, 143p.
LEVINE, Sura, « Review of Victor Horta, Hôtel Tassel, 1893-1895, François Loyer; Victor Horta Mémoires, Cécile Dulière », Journal of the Society of Architectural Historians, vol. 48, n° 3, 1989, pp. 287‑289.
LOYER, François et al. (éd.), Victor Horta, Hotel Tassel: 1893 – 1895, Bruxelles, Archives d’Architecture Moderne, 1986, 150p.
MAUS, Octave et SOULIER, Gustave, (1897). L’ Art Décoratif en Belgique: MM. Paul Hankar et Adolphe Crespin. Art et Décoration 2, July-December, pp. 89-96.
MESNIL, Christian, Victor Horta: l’inventeur, Tournai, Belgique, Renaissance du livre, coll. « Paroles d’aube », 2001, 156p.