Modernité pittoresque et individualité collective
Regard sur une proposition de logement type pour la cité-jardin du Pré-Saint-Gervais par l’architecte Félix Dumail.
Introduction à la cité-jardin
Le modèle français de la cité-jardin est une adaptation de la proposition utopique décrite par l’urbaniste anglais Ebenezer Howard dans son livre To-morrow : A Peaceful Path to Real Reform (1898). La seconde édition du livre paraît sous le titre Garden Cities of To-morrow en 1902. L’objectif de la cité-jardin, telle qu’imaginée par Howard, consistait alors à freiner l’exode rural en proposant un concept d’autosuffisance aux habitants de la campagne (1).
L’idée française du début du XXe siècle allie le concept de la cité-jardin au logement ouvrier. Trois facteurs permettent de remonter à la source de cette rencontre ; la crise du logement, l’explosion démographique de la banlieue et la reconstruction des villes à l’issue de la Première Guerre mondiale (2).
« La cité-jardin mêle habitat (individuel et collectif), nature (du jardin privatif à l’aménagement paysager de l’espace public) et équipement (social, culturel, scolaire…). Conçue à l’échelle d’une ville ou d’un quartier, elle se fonde sur une composition urbaine globale, cohérente en soi et avec son environnement » (3).
La cité-jardin du Pré-Saint-Gervais
La cité-jardin du Pré-Saint-Gervais est un projet de l’Office publique d’habitations à bon marché du département de la Seine (1915). Le fondateur et administrateur de l’OPHBM est Henri Sellier. La vision de Sellier est orientée vers « une architecture moderne, à partir de critères utilitaires imposés par une production qui tend à devenir une production de masse » (4). Le projet est attribué en 1927 à l’architecte Félix Dumail, lauréat d’un concours d’habitations bon marché de Paris en 1913. Les directives générales du projet de la cité-jardin du Pré-Saint-Gervais sont d’ordre purement technique ; l’orientation des bâtiments, l’utilisation des voies existantes, la répartition des pavillons individuels et collectifs ainsi que l’établissement de centres de commerce. De plus, Dumail doit composer avec un terrain accidenté et dénivelé (5). Il est attendu de l’architecte de proposer une formule maximisant le confort et les considérations d’hygiène tout en minimisant les coûts. En plus du projet d’aménagement de la cité entière (voir ill. II), l’architecte offre des plans de niveaux (voir ill. III) de logements standardisés afin de simplifier une construction en série. Il propose plusieurs modèles de logements types, allant du studio d’artiste à des formats à plusieurs chambres. Le bâtiment J offre une courbe audacieuse (voir ill. I), les unités qui le composent y sont adaptées grâce à un plan-type unique répété sur chaque étage. Dumail est reconnu pour « ses plans considérés comme des modèles d’aboutissement technique et typologique » (6).
ill. II. Plan de la cité du Pré-Saint-Gervais ill. III. Plan de niveau d’un logement
Axonométrie de logement type de trois pièces, cuisine et salle de bains
Dans ce dessin (voir ill. IV) au lavis sur papier, le plan d’étage classique rencontre la perspective axonométrique. La coupe du plafond nous offre « a Peeping Tom’s perspective into these back-to back flats » (7). Le dessin présente de façon symétrique deux logements identiques. Il s’agit probablement du dernier étage, car l’escalier semble avoir atteint la fin de sa montée. L’entrée du logement donne sur un petit vestibule menant directement à chacune des pièces dont les fonctions sont évidentes, mais tout de même indiquées. La technique du « poché » noir renforce la séparation des pièces. Il n’y a pas d’ombre portée ou de rayon de lumière, mais le fort contraste des ombres propres ainsi que la présence de surfaces blanches, de lesquelles émane une puissante luminosité, rappellent le « jeu magnifique des volumes dans la lumière » (8).
ill. IV. Axonométrie de logement type de trois pièces, cuisine et salle de bains
Félix Dumail présente des logements prêts à habiter ; l’eau courante et le chauffage sont fonctionnels, la table est mise pour le repas et la bassinette attend impatiemment l’arrivée du petit qu’elle logera dans la chambre des parents.
Si l’on tient compte du fait que l’architecte a déjà réalisé un ou plusieurs dessins détaillant la majorité des informations techniques nécessaires à la construction des logements, qu’il ne s’agit pas d’une soumission de projet pour un concours et que le dessin ne possède pas de dimension publicitaire en raison de la demande pressante de logements sociaux (il n’y a aucune nécessité de convaincre de potentiels acheteurs), on se demande : à qui s’adresse ce dessin ? Du travail minutieux de Dumail transparaît du respect, non seulement envers la noble vision du logement social, mais également envers sa propre discipline. L’architecte est démonstratif de sa fidélité à l’égard de la longue tradition de la méthode beaux-arts (9) avec une vue en coupe, une proposition symétrique et la technique du « poché » qu’il allie à une proposition moderne de « machine à habiter » (10). La technique de représentation de l’espace est particulière dans ce dessin. Il ne s’agit pas d’un simple plan ; c’est une perspective et il y a du volume. Ce n’est pas non plus une vue immersive comme celles que nous ont offertes Le Corbusier et la photographie. De plus, même le vol d’oiseau ne permet pas d’avoir une telle vue d’un intérieur. On a vu chez plusieurs architectes des propositions qui semblaient être des illustrations de photographies. Ici, on a plutôt l’impression de regarder le dessin d’une petite maquette vue de haut.
Dumail n’accepte pas de créer un bâtiment générique et inanimé ; il prépare le théâtre de vies ; l’arrivée de la famille ouvrière avec ses deux enfants et son nouveau-né. L’architecte a pris plaisir à penser l’ameublement au travers duquel des individus évolueront individuellement en collectivité. Il a veillé à l’entièreté du projet de la cité-jardin du Pré-Saint-Gervais. Il a conçu un aménagement de l’envergure d’une petite ville et, afin de pallier la dimension impersonnelle de la production en série des logements, il a déposé un bouquet de fleurs dans chacune des salles à manger.
NOTES
(1) « Howard Ebenezer – (1850-1928) », dans Encyclopædia Universalis. En ligne. (Lien dans la bibliographie)
(2) Benoît Pouvreau et al. Les cités-jardins de la banlieue du nord-est parisien, Éditions Le Moniteur, Paris, 2007, p. 8.
(3) Ibid., p. 7.
(4) Gérard Monnier, Histoire critique de l’architecture en France 1918-1950, Paris, Philippe Sers Éditeur, 1990, p. 145.
(5) « Cité-jardin du Pré-Saint-Gervais », L’Architecture d’aujourd’hui, n° 5, juin-juillet 1932, p. 56.
(6) Hubert Lempereur, Félix Dumail : architecte de la cité-jardins, Paris, Éditions du patrimoine, Centre des monuments nationaux, 2014, p. 26.
(7) Neil R. Bingham, 100 years of architectural drawing, Londres, Laurence King Publishing Ltd, 2013, p. 113.
(8) Jacques Gubler, cité dans Gérard Monnier, op. cit., p. 256.
(9) Voir François Giraldeau, « Le système Beaux-Arts », dans Continuité, n° 31, 1986, p. 10–14.
(10) Voir Le Corbusier, Vers une architecture, Paris, G. Crès, 1924, 243 p.
ILLUSTRATIONS
I. F. Harand, Vue de la longue barre courbe autour de la pelouse, photographie, n.d. Source: Cité de l’architecture et du patrimoine.
II. Félix Dumail, Plan d’ensemble de la cité-jardin, lavis sur papier, n.d., 155 x 115 cm. Source: L’Architecture d’aujourd’hui (1932).
III. Félix Dumail, Plan de logement avec salle commune, deux pièces et cuisine, crayon sur papier à tracer, 1930, 97 x 69 cm. Source: Cité de l’architecture et du patrimoine.
IV. Félix Dumail, Axonométrie de logement type de trois pièces, cuisine et salle de bains, lavis sur papier, 1930, 120 x 100 cm. Source: L’Architecture d’aujourd’hui (1932).
BIBLIOGRAPHIE
« Cité-jardin du Pré-Saint-Gervais », L’Architecture d’aujourd’hui, n° 5, juin-juillet 1932, pp. 53-60.
BINGHAM, Neil R. Bingham, 100 years of architectural drawing, Londres, Laurence King Publishing Ltd, 2013, 320 p.
GIRALDEAU, François, « Le système Beaux-Arts », dans Continuité, n° 31, 1986, p. 10-14.
LE CORBUSIER, Vers une architecture, Paris, G. Crès, 1924, 243 p.
LEMPEREUR, Hubert, Félix Dumail : architecte de la cité-jardins, Paris, Éditions du patrimoine, Centre des monuments nationaux, 2014, 190 p.
MONNIER, Gérard, Histoire critique de l’architecture en France 1918-1950, Paris, Philippe Sers Éditeur, 1990, 483 p.
POUVREAU, Benoît et al., Les cités jardins de la banlieue du nord-est parisien, Paris, Moniteur, 2007, 144 p.
POUVREAU, Benoît, « La cité jardin du Pré-Saint-Gervais », Patrimoine en Seine-Saint-Denis, no 35, édité par le Conseil départemental de la Seine-Saint-Denis, 2004, réédition 2009.
RESSOURCES WEB
Cité de l’architecture et du patrimoine, « La cité-jardin du Pré-Saint-Gervais par Félix Dumail », dans Les logements sociaux en France, 2009-2011. En ligne. < http://expositions-virtuelles.citedelarchitecture.fr/les_logements_sociaux/presentation01-visite-virtuelle.html >. Consulté le 18 février 2020.
« Howard Ebenezer – (1850-1928) », dans Encyclopædia Universalis. En ligne. < http://www.universalis-edu.com.proxy.bibliotheques.uqam.ca/encyclopedie/ebenezer-howard/ >. Consulté le 23 février 2020.
SIAF/Cité de l’architecture et du patrimoine/Archives d’architecture du Xxe siècle, 1990, déposé par DUMAIL, François, « Fonds Dumail, Félix (1883-1955) », 525 AP, 157, Paris, Centre d’archives de l’IFA. – Accessible en ligne grâce à la base de données de la Cité de l’architecture et du patrimoine. < http://archiwebture.citedelarchitecture.fr/fonds/FRAPN02_DUMFE >. Consulté le 23 février 2020.
Très bonne remise préliminaire. La description est originale et centrée sur l’analyse du plan axonométrique de logement. La bibliographie est complète et démontre une bonne connaissance du contexte. Afin de compléter votre travail, j’aurais souhaité savoir si ce plan type était reproduit dans toutes les unités de la Cité-Jardin. Quel est l’effet créé par la répétition? Ce plan était-il adapté à la courbe que l’on voit dans la première photographie? Par ailleurs, pourriez-vous approfondir votre analyse en portant un regard critique sur le plan. Est-ce que certains éléments vous étonnent?
Inspirant de voir une architecture inspirée, non sous-appréciée par son créateur pour le fait d’être conçue « bon marché » !